Il aura fallu 235 ans entre l’écriture de la première théorie décrivant un trou noir et la première photographie d’un trou noir — ce qui est une période de temps très courte, considérant qu’une partie de ce que vous voyez sur la photo échappe à l’espace et au temps.
Longtemps avant Einstein, il y avait eu un prêtre et astronome anglais, John Michell, qui avait décrit en 1784 un hypothétique corps céleste qui serait si massif que même la lumière ne pourrait s’en échapper. Il était allé aussi loin avec sa théorie qu’il lui était possible de le faire avec les outils de l’époque — et avec la connaissance imparfaite de la lumière qu’on avait alors. Il avait grandement surestimé la taille que devrait avoir un tel objet, mais sur un point important, il avait visé juste : un tel corps, par définition invisible, ne serait détectable qu’à travers son impact gravitationnel sur les corps célestes voisins.
Albert Einstein irait plus loin et pourtant, s’arrêterait en chemin: sa théorie de la relativité, en 1915, calculait comment la matière peut « courber » l’espace et le temps, à la manière d’une boule de quille sur un matelas; il avait ouvert la porte à ce qu’un autre physicien, l’Allemand Karl Schwarzschild, en conclut quelques mois plus tard qu’un objet céleste suffisamment massif pourrait non seulement courber, mais « percer » l’Univers lui-même, constituant ce que les physiciens appellent une singularité — qui prendrait le nom de trou noir à partir des années 1960. Et pourtant, Einstein refuserait d’aller jusque-là, alléguant que la notion de singularité était absurde et s’employa dès lors — en vain — à le démontrer.
Pourtant, si plus personne aujourd’hui ne rejette l’idée, personne n’est pour autant capable de la formuler autrement qu’en une vague abstraction : une singularité, dit-on en physique, c’est l’endroit où toute la matière s’est condensée dans un point d’une densité infinie, et où même le temps s’est arrêté.
Le problème est que si la densité est infinie et que le temps s’est arrêté, on ne peut plus dire de la singularité qu’elle est « un endroit » ni « un temps ». D’où le paradoxe.
Une façon de s’en sortir est de faire de la singularité le point de rencontre de ces deux univers de la physique qui, jusqu’ici, ne sont pas parvenus à se rencontrer: la physique classique et la physique quantique. La singularité pourrait ainsi s’expliquer, selon le physicien américain Rainer Weiss, par la « théorie quantique de la gravité » — le problème, ici, étant que cette théorie n’existe pas encore.
Une autre façon de s’en sortir serait peut-être, à défaut de regarder l’intérieur de quelque chose qui n’a ni lieu ni temps, d’observer sa frontière : c’est ce que l’astrophysique appelle l’événement-horizon. C’est non seulement le point de non-retour pour un astronaute qui s’aventurerait trop près d’un trou noir, mais c’est surtout la « bordure » qui, en théorie, pourrait être directement observée — encore que la nature de ce qui puisse être observé fasse elle-même l’objet de débats depuis les années 1950, auxquels ont participé d’aussi grands noms que Stephen Hawking, Roger Penrose ou Jacob Bekenstein.
Mais c’est néanmoins cet événement-horizon qui nous amène à la photographie prise en 2017 et dévoilée aujourd’hui, et ce n’est pas pour rien que ce réseau de neuf télescopes qui est derrière l’annonce internationale, porte le nom de Event Horizon Telescope.
Sommes-nous désormais plus près de comprendre la singularité, si nous voyons la bordure? Personne ne peut répondre à cette question, ce qui n’a pas empêché des mathématiciens et des physiciens de multiplier les superlatifs cette semaine: « C’est un des plus grands mystères de la science », juge l’astrophysicienne américaine Chiara Mingarelli. « Qu’est-ce que la singularité? Mathématiquement, nous la définissons comme la courbure infinie de l’espace-temps. Mais ça ne peut pas être vrai ».
Nos mathématiques ne peuvent apparemment pas décrire ce mystère, et une photo n’y changera rien pour l’instant. Tout au plus comprendra-t-on mieux l’impact gravitationnel du géant qui se tapit au centre de la galaxie M87. Mais à travers ces impacts, à travers cette étrange silhouette, la physique continue d’espérer qu’elle pourra découvrir l’empreinte de quelque chose qui lui échappe depuis des décennies — une partie de la réalité, dissimulée là où il est censé n’y avoir ni « là » ni décennies.
https://www.pieuvre.ca/2019/04/03/science-espace-mars-methane-emissions/