La dernière création de la compagnie ISOCHRONE est donnée en ce moment au Théâtre La Chapelle. La turbulente déroute de la mémoire qu’illustre Temps universel +1 met en scène une interprète seule… Seule avec ses doubles et ses échos, en rencontre constante avec l’éclat des souvenirs qu’elle reconstruit devant nous.
L’éternel retour supposé par Nietzsche a pour contre-idée que de vivre une seule fois n’est pas vivre. L’absence d’emprise qu’on a sur nos souvenirs est d’autant plus grande que la vivacité de celle-ci ne nous permet jamais de ramener tout à fait les événements réels qui les ont vus naitre. ( Merci, Kundera.) Et, dans l’impossibilité de se réécrire, on rumine. En cela, difficile de ne pas sympathiser avec la souffrance de cette femme, hantée, en scène.
On a peu monté les textes de Roland Schimmelpfennig, au Québec. Cette mise en scène de Temps universel +1, par Julien Blais, est une plainte lancinante, faite de répétitions, d’interruptions, de bonds dans le temps et de retour sur elle-même. Dans un premier temps, la pièce nous donne l’impression d’une boîte de casse-tête renversée, dont les pièces éparpillées nous révèleraient progressivement l’objet de pensée du personnage unique. Sans s’offrir avec facilité, c’est une histoire très simple, universelle, qui apparaît peu à peu, à travers les larmes, l’alcool, avec la détermination de reconstruire à rebours ce qui est déjà consommé.
On suit d’abord les détours étourdis du monologue de cette femme seule qui tente de résoudre un deuil, embarrée à double tour dans ce lieu où chaque objet est empreint de souvenir. On accède au vécu fragmenté de cette femme à travers ses ruminations douloureuses. Le texte souligne avec emphase l’immobilité plastique des objets, leur présence solennelle qui survit à la disparition. En contrepoint, l’usage de la projection nous permet d’accéder tout autrement aux lieux et aux objets, à leur perception effritée par le temps.
Une bouteille de vin entamée et un verre à moitié plein en fond de scène, une table et des chaises vides pour interlocuteur. Des souliers rouges dans ce décor clair-obscur, cinématographique. Les images filmées en direct sont reprojetées sur les surfaces où les meubles changent subtilement de place, alors que l’actrice tourne en rond dans l’espace comme dans sa mémoire.
L’esthétique de cette mise en scène dépend surtout des projections vidéo de William Couture et de Julien Blais. C’est une idée essentielle de la compagnie que d’intégrer la technologie comme personnage à l’œuvre, plutôt que comme seul mécanisme scénographique. Ce pari, s’il n’est pas entièrement satisfait, crée assurément une atmosphère intéressante, une dynamique de l’ordre du journal intime où une trace tente d’être laissée. Mais les images sont comme la mémoire, éparses, différant selon les points de vue, et à force de revisiter les mêmes lieux de l’esprit, le cumul devient brouillard. Ce jeu de dédoublement de l’interprète, bien qu’il soit un commentaire intelligent sur la mémoire, nous révèle peu que le reste des éléments ne met déjà en scène.
Tout cela, et malgré le travail scénographique impressionnant auquel la projection contribue, nourrie une lassitude que le texte dégage déjà. La répétition nous fait alors effet de redondance et le temps s’alourdit grandement durant le dernier quart d’heure de la pièce. Ce n’est pas une œuvre qui appelle au divertissement ou au repos, mais demande plutôt un engagement et une écoute renouvelable. C’est-à-dire que le très beau travail visuel (les éclairages de Hugo Dalphond et de Louis-Charles Lusignan, le travail de Zoé Burns-Garcia) ne pallie pas aux facultés attentionnelles humaines. Ou est-ce aussi, un peu, l’effet des écrans dans nos vies que de rendre plus difficile la concentration, dans la répétition?
C’est l’ambiance sonore et musicale (Arianne Lamarre) qui arrive d’autant mieux à accomplir une représentation juste du tourbillon de la mémoire, de ses échos terribles. Dans l’esprit, les idées peuvent se superposer, se contaminer, modifier le ton sur lequel se formeront de nouvelles pensées. Les sons quotidiens révèlent l’imagerie mentale (bouilloire qui siffle, réfrigérateur qui gronde, etc.) et les musiques distordues en leitmotiv répondent au souvenir de la radio qui ne joue plus.
Hynda Benabdallah évolue avec aplomb, émue puis blasée, ivre puis résolue et concentrée, dans cet univers de symboles et d’appel à la sincérité… Peu importe le manège des très beaux éclairages et des projections qui s’accumulent, c’est l’actrice, sa voix basse et grave, qui porte la beauté du texte et la cruauté des déboires de la mémoire.