Superbe. Magistral. Incroyable. Sur scène, Alexandre le Grand vient de mourir, achevé par un dialogue avec la Mort elle-même. Et dans la salle, le public relâche son souffle après 90 minutes d’une performance extraordinaire d’Emmanuel Schwartz dans Le tigre bleu de l’Euphrate, présentée au Théâtre de Quat’sous.
« L’initiative vient surtout du metteur en scène, Denis Marleau, qui travaillait depuis plusieurs années pour monter cette pièce et qui attendait de trouver le bon acteur pour le faire », confiait il y a quelques jours Emmanuel Schwartz, lors d’une entrevue accordée dans la salle de répétition du Quat’sous.
Ce récit du conquérant grec parti jusqu’à l’autre bout du monde, en Inde, se voulait d’ailleurs être en quelque sorte le reflet du Tartuffe de Molière, lui aussi monté par Marleau et joué par Schwartz, « deux classiques ayant chacun ses particularités (…), où, dans ce cas-ci, le sujet remonterait effectivement à l’époque classique, mais dont l’écriture est tout à fait contemporaine ».
« Je trouvais aussi que ça tombait à un moment très juste dans mon parcours; je me suis dans le bain des Grecs avant les Fêtes avec L’Illiade et j’entre maintenant dans la modernité avec Alexandre le Grand. »
Alexandre le Grand qui, aux yeux du comédien, est « l’un des premiers modernes ».
Modernité
Pour Emmanuel Schwartz, Alexandre le Grand est ainsi « l’un des premiers dirigeants du monde qui avait en tête cette idée de monde globalisé, sans frontières… il pressentait que les habitants de la planète allaient s’entremêler et que l’on tendrait à faire disparaître les frontières ».
« Il est important de relever son caractère humaniste, car c’est bien cela qui le distingue des autres grands conquérants de son époque et même ceux qui l’ont suivi; c’est assez compliqué de comprendre sa façon de faire, mais le fait demeure qu’il ne rasait pas complètement les territoires qu’il prenait, qu’il intégrait des parties des cultures vaincues à la sienne. C’est sûr cette crête que marche l’Alexandre de Laurent Gaudé (l’auteur de la pièce). »
Toujours selon le comédien, Alexandre cherche à déterminer s’il est à la fois « l’humain et l’animal, le camarade et l’assassin, l’esthète et le barbare, amateur de poésie, mais a participé à des orgies… il se trouve vraiment sur une crête très humaine. Et c’est en ce sens, je crois que le personnage a traversé les âges ».
« C’est ce discernement, cette sagesse, cet amour de l’autre qui a fait de lui une personne plus grande qu’un simple conquérant », poursuit Emmanuel Schwartz.
Il fallait le voir, d’ailleurs, dans cette salle de répétition baignée de lumière, le regard plongé vers l’intérieur, vers son personnage, les motivations de cet homme mort alors qu’il avait à peine 32 ans. Mercredi soir, sur les planches de la salle « officielle », quelques mètres plus bas, on retrouvait cette même concentration, cette même transposition dans le corps et l’esprit d’un Alexandre malade, prématurément vieilli et affaibli, certes, mais au cerveau toujours aussi alerte.
C’est d’ailleurs le côté « compressé » de l’existence du personnage, toute une vie de conquête, de gloire puis de chute concentrée en une dizaine d’années, qui rend le personnage « si mythique, si vivant, si vibrant, si urgent et si dramatique », explique le comédien.
« Dans la pièce, on comprend qu’il s’était arrêté (dans sa marche vers l’Est). Et c’est parce qu’il s’arrête qu’il commence à mourir. »
Préparation
Emmanuel Schwartz se prépare bien sûr à jouer Alexandre le Grand depuis que Denis Marleau lui a parlé du projet de monter la pièce, il y a plusieurs années, mais ce Tigre bleu de l’Euphrate, c’est aussi, en quelque sorte, l’accomplissement de la décennie passée sur les planches.
« On a toujours un peu l’impression que c’est notre dernière, surtout dans le spectacle vivant, c’est toujours à recommencer du début. On ne sait jamais comment nous sommes considérés dans le milieu… Est-ce que ça sature? Je suis sur toutes les scènes depuis quelques années, peut-être qu’on est tanné de me voir et que l’on ne me réengagera plus? Je pense que tout acteur a cela en tête. D’une certaine manière, je suis heureux d’avoir eu le temps de faire cela. Je considère aussi que c’est un rendez-vous qui arrive à point. »
Ainsi, à avoir tenté l’aventure quelques années auparavant, M. Schwartz estime qu’il « aurait été moins équipé ». « Je l’aurais fait avec autant de plaisir, autant de fougue, autant d’énergie, mais les quelques grands rôles que j’ai joués ces dernières années commencent à trouver leur place au sein d’une réflexion plus large sur le jeu. Tout cela s’inscrit au sein d’un spectre de couleurs que je travaille toujours à élargir. »
Apothéose
Si cette réflexion se poursuivra sans aucun doute dans les prochaines années, il est clair qu’Emmanuel Schwartz a trouvé l’assurance et l’aisance requises pour donner vie au personnage d’Alexandre le Grand tel qu’imaginé par Gaudé et Marleau.
Seul sur scène pendant 90 minutes, Schwartz se transforme: tour à tour chétif, fringant, voûté, énergique, défait et conquérant, il se démultiplie pour jouer autant de personnages qu’il existe d’émotions dans ce Tigre bleu de l’Euphrate.
Pièce complexe, pièce phare, pièce envoûtante, parfois même terrifiante, l’oeuvre trouve en Emmanuel Schwartz l’interprète parfait. On lui trouve des airs de Guy Nadon ou d’Anthony Hopkins, de ces acteurs qui en arrivent à incarner parfaitement leur personnage, qui deviennent leur personnage le temps d’une soirée, une soirée que l’on voudrait faire durer toute une vie.
Il est facile d’évoquer ici une pièce parfaite, l’apothéose d’une carrière. Pourtant, il serait bien dommage qu’Emmanuel Schwartz s’en tienne à ce qu’il a déjà accompli. L’époustouflante interprétation d’Alexandre le Grand dans Le tigre bleu de l’Euphrate le prouve sans aucun doute: le comédien est destiné à de grandes choses et l’aventure est loin d’être terminée.
Le tigre bleu de l’Euphrate, de Laurent Gaudé. Mise en scène de Denis Marleau, avec Emmanuel Schwartz. Présenté au Théâtre de Quat’sous jusqu’au 26 mai 2018.