J’aime de Philippe Ducros un théâtre d’impassibilité et de transmission. La cartomancie du territoire est plus prudente que ses dernières pièces. C’est le symptôme d’un travail fait avec respect, et c’est tout à l’honneur de l’équipe de création.
La pièce est percutante, assurément, elle tente de rétablir une conversation dans laquelle la voix des Premières Nations a souvent été tue. Une pièce où emmener les classes d’histoires, les parents. Ça parle de nous. Ce grand nous qui demande guérison.
L’immensité. Les images, photos et vidéos, projetées au fond de la scène en personnage muet, sont saisissantes dans cette mise en scène minimaliste de Ducros. Les images de Éli Laliberté comme de grandioses cartes postales font décor et nous font voyager. Le cumul des paysages blancs, immobiles, devant lesquels les trois interprètes semblent petits, seuls… Les photos et vidéos les plus abstraites servent les confidences du metteur en scène. Les routes qui défilent, toujours pareilles : nous sommes en road trip avec Philippe Ducros.
La musique de Florent Vollant participe à cette immersion, tantôt douce, tantôt confrontante. En ressort une ambiance méditative, d’où on glisse de la salle à nos esprits, en conversation intime constante.
Le contexte politique nous donne l’impression de changements à venir dans la reconnaissance des Premières Nations au Canada, et les discours fusent dans les dernières années: documentaires, œuvres de fiction et prise de parole plus fréquentes, à la défense d’un peuple lésé par notre histoire commune. Il va donc sans dire que, si vous vous êtes un tant soit peu intéressés au sujet, vous n’irez pas au théâtre pour apprendre beaucoup plus sur l’état des choses, bien qu’une importante partie de la pièce puisse sembler se vouloir informative. La beauté et la force du travail de Ducros, de nouveau, est dans le désir de porter des témoignages vrais sur la scène. Par le corps des deux acteurs (Marco Collin d’une grande authenticité et Kathia Rock, dont la voix nous enchante) et de Philippe Ducros, par leur voix, on sait qu’on accède aux gens rencontrés depuis 2015 dans l’écriture de cette pièce.
Mi-théâtre documentaire, mi-objet pamphlétaire, sur scène les témoignages, chansons, moments de théâtre s’entremêlent pour former une prise de parole chargée. Le texte foisonne. Analogies, métaphores, les monologues de l’auteur sur le contexte de création sont riches d’images. Les liens entre les histoires de déracinés identitaires (peuples autochtones, francophones, artistes et marginaux) se tissent avec précaution. Toutefois, beaucoup de répétitions d’une scène à l’autre diminuent l’effet « coup de poing » des faits mêmes. Reste qu’on assiste à une œuvre qui nous ramène à l’indicible, avec cette accumulation même de mots, d’histoires. Puis, plongés dans les paysages à l’écran, étourdis par les témoignages, on ne peut éviter les considérations éthiques et politiques qu’évoque la grande proximité de ce peuple meurtri.
Devant l’ampleur des statistiques, le cumul des drames et la charge émotive de ceux-ci, impossible de rester de marbre, mais difficile de s’insurger. On le voudrait. On n’ose pas prétendre à comprendre, à savoir. On voudrait partager le poids, le prendre à bras le corps et délester le dos des habitants des réserves, au sortir de La Cartomancie du territoire. On se sent bien impuissants, écrasés par la redite des crimes et des drames qui pèsent sur tout un peuple. On se sent comme bien peu de choses et cela risque d’ébranler le public. Après tout, impuissants on se résout souvent à la colère et silencieux, dans le public, on sent bien qu’on fait partis de l’ombre, de ceux qui assistent. On sent qu’au sortir de la salle de spectacle, on aura toujours les mains vides… On espère notre regard plus affuté, la voix plus prompte dans les débats qui viendront. Ils devront bien venir.
C’est ce qui est le mieux transmis du lot des témoignages que portent les trois interprètes Ce qui gronde dans cette immensité, ce semblant d’immobilité : L’espoir.
L’espoir immaculé, imposant.
La Cartomancie du territoire
Du 27 mars au 7 avril
À l’Espace Libre
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