Après La Mort d’un commis voyageur présenté récemment au Rideau vert sous la direction de Serge Denoncourt, l’automne Miller se poursuit au TNM qui propose la pièce Vu du pont, visitée par Lorraine Pintal.
Vu du pont, c’est une histoire d’immigrants, de gens modestes pris dans les filets du destin, une histoire du rêve américain, comme toutes celles d’Arthur Miller. Mais c’est avant tout l’histoire d’Eddie, débardeur au port de Red Hook, à l’ombre du pont de Brooklyn, qui a travaillé d’arrache-pied pour offrir une vie convenable à sa nièce, Catherine, qu’il élève avec sa femme Béatrice, depuis la mort de la mère de la jeune fille. Or, Eddie refuse de voir que Catherine a grandi, qu’elle est devenue une femme. Quand elle tombe amoureuse d’un de ses lointains cousins, tout juste débarqué d’Italie comme immigré clandestin, il sombre, cet homme ordinaire et droit. « J’ai pas travaillé comme un chien pour qu’un voyou vienne me la prendre. Y me vole ce qui est à moi. » L’histoire d’amour et de désir incestueux finira mal, très mal.
L’élément déclencheur du drame coïncide avec l’arrivée impromptue de Marco et de son jeune frère Rodolpho. Tous deux travailleurs sans-papiers venus se fondre dans la masse new-yorkaise, ils squattent l’appartement du couple. Figure inversée du taciturne Marco, il y a le blond et fantasque Rodolpho dont l’enthousiasme et l’appétit d’intégration ont tôt fait de déchaîner le désir d’émancipation de Catherine : Mylène St-Sauveur rayonnante d’ambiguïté entre la petite fille en jupe courte qu’elle n’est plus et la femme qu’Eddie n’a pas vue grandir.
Les tensions entre la nièce désirant fuir le cocon protecteur pour rejoindre le monde du travail et son oncle possessif replié dans sa résistance déterminée sont d’abord sourdes, mais elles se dévoilent à mesure qu’on vient à bout du nœud des sentiments non dits et complexes qui circulent entre eux. On sent la lourdeur de l’atmosphère s’épaissir au fil de la pièce. Le drame annoncé se soldera par la ruine de cet espace préservé par Eddie et par l’éclatement de tous ses liens. Au final, exclu – de son monde et de la société – l’homme qui a perdu son nom est renvoyé à l’animalité. Il n’est plus qu’un « rat ». À ce titre, on ne peut taire la finale tragique et complètement risible. On a peine à retenir nos rires. Malaise.
Ce sont les interventions ponctuelles du narrateur, l’avocat Alfieri, son regard et ses commentaires, qui aideront à comprendre le personnage d’Eddie, à ne pas condamner sans appel la faiblesse qui le rend coupable, voire à pardonner l’impardonnable. Sa présence-absence, au croisement des temps, entre le présent du drame et le passé du récit constitué après coup, fait de lui un médiateur rassurant.
Sobre, le plateau scénique offre la priorité au jeu des comédiens. Sous la direction de Pintal, ils sont (presque) tous excellents et rendent palpables, sans surcharge psychologique, les sentiments, coupures, désirs et contradictions qui animent chacun des personnages. François Papineau (Eddie), intense, trouve un rôle à sa mesure, plein de contradictions et de nuances, d’une complexité et d’une ambiguïté fascinantes, si fort et si faible en même temps; Mylène St-Sauveur, brûle des feux de la jeunesse de Catherine; Frédérick Tremblay (Rodolpho) et Maxime Le Flaguais (Marco) campent avec assez de justesse les clandestins italiens et Paul Doucet prête à Alfieri les accents d’un coryphée moderne. Seule Maude Guérin détonne, en distillant sans finesse les révoltes de Béatrice; les trémolos de la comédienne – pourtant magistrale dans ses rôles à la télévision – sont franchement irritants, voire insupportables.
Enfin, alors que le texte – pas son plus marquant – d’Arthur Miller date de 1955, la traduction très efficace de Maryse Warda fait entendre une langue moderne, qui imite nos inflexions et notre vocabulaire. C’est très réussi.
Il ne faut pas bouder Vu du pont malgré ses faiblesses parfois irritantes. Les thèmes intemporels et les fabuleux comédiens nous les font vite oublier. La pièce est présentée au TNM jusqu’au 9 décembre.
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