La formation allemande Tangerine Dream, pionnier de la musique électronique et précurseur du rock alternatif atterri à la Salle Wilfrid Pelletier de la place des Arts pour un grand évènement spécial en ouverture du Festival de Jazz de Montréal. De la visite rare. Extrêmement rare. Les organisateurs du festival ont réussi une grosse prise. Ainsi, la nouvelle tournée américaine des ces allemands commence ce samedi à Montréal. Une première dans la métropole depuis au moins vingt ans. Pour l’occasion, nous dépoussiérons la genèse de la musique électronique dans ce dossier en deux parties, qui culminera par notre compte-rendu du concert offert samedi soir. Petite excursion dans les songes d’un transistor.
Presque 20 ans. Deux cent albums plus tard, ce n’est pas rien. Alors que les fan du monde entier s’entendent pour affirmer que le meilleur enregistrement pirate d’un concert de la mythique formation de Berlin (-ouest pour les anciens) provient d’un passage à la Place des Arts le 9 avril 1977, il est normal d’être excité comme un enfant. Alors témoins d’un Montréal en pleine effervescence, là où les coffrages de béton de la salle Wilfrid Pelletier suggéraient une modernité naissante, Edgar Froese et sa bande n’ont pas foulés les planches de la métropole depuis bien longtemps. En tous cas, pas depuis 1989. Avec un peu de recul, cette nouvelle place taillée à même la programmation du festival prend tout son sens comme le souligne André Ménard, directeur artistique du Festival de Jazz de Montréal : « On trouve l’esprit du jazz dans le rock progressif : une toune qui dure 20 minutes avec un gros solo au milieu, c’est très jazz. » Rien de plus normal non plus si on compte Montréal comme nouvelle plaque tournante des artistes électro émergeants, qui comptent sur le désormais très populaire festival Mutek ou les Piknic Electronik abrités par l’Homme de Calder les dimanches d’été.
Pourquoi être si enthousiaste? Tout simplement parce que Tangerine Dream représente un des trois piliers fondateurs de la musique électronique contemporaine (Jean-Michel Jarre, Kraftwerk, Tangerine Dream). Ils sont d’une influence telle que sans eux quelque chose comme Depeche Mode ou New Order n’auraient pu exister. En attendant le concert de samedi, nous proposons un tour de piste historique permettant de mieux comprendre ce groupe inconnu au Québec.
Les limites invisibles
La genèse de la musique électronique commence au début de 1920, quand l’ingénieur Russe Léon Thérémin invente l’instrument qui portera son nom. L’instrument qui produit une plainte tonitruante, souvent repris en tant que bruitage dans les films d’horreur muets de l’époque, tire ses fondements de la variation des champs électromagnétiques autour de la main du musicien. C’était une première tentative, disons-le, dans une perspective plus scientifique que mélodique.
Quand au début des années 1950 Pierre Schaeffer crée le Groupe de Recherche Musicale (GRM), il prend conscience des nouvelles possibilités compositionnelles offertes par la technologie, ce qu’il surnommera la musique concrète : « Lorsqu‘en 1948, j‘ai proposé le terme de musique concrète, j‘entendais, par cet adjectif, marquer une inversion dans le sens du travail musical. Au lieu de noter des idées musicales par les symboles du solfège, et de confier la réalisation concrète à des instrumentistes connus, il s‘agissait de recueillir le concret sonore, d‘où qu‘il vienne, et d‘en abstraire les valeurs musicales qu‘il contenait en puissance. »
Aidé par une armada de magnétophones (et plus tard par les technologies émergentes des premiers échantillonneurs comme le Fairlight au début des années 1980) le compositeur manipule directement la matière sonore. Ce faisant, tout type de son sont susceptibles d’être organisés dans un discours musical.
L’expérimentation de ces nouvelles frontières se propage peu à peu en Europe, et particulièrement en Allemagne. Ces pionniers achètent souvent de vieux magnétophones dans les brocantes et commencent à enregistrer des bruits ambiants puis à inverser les bandes, voire les découper et les charcuter. Il faut donc comprendre que la genèse de la musique électronique passe avant toute chose par une manipulation physique du son, plutôt que par une abstraction technologique pure. Il s’agit là d’une caractéristique souvent mal comprise par les détracteurs de ce genre musical. L’apparition des premiers synthétiseurs de Robert Moog n’aura été que le l’instrument de ce processus.
À ce moment, il y a scission dans le processus créatif aboutissant aux sons électroniques. D’une part, les allemands Kraftwerk puisent dans les nouvelles possibilités offertes par les séquenceurs, de véritables armoires à son, tellement immenses que cette musique allemande sera longuement impossible à reproduire en concert. Pour eux, la musique électronique passe par une espèce de glorification de la machine. L’être humain, opérateur masqué, n’est qu’un catalyseur permettant à la machine de survivre. Les sons sont froids, d’une précision chirurgicale, clinique. Là réside l’embryon de la techno qui par hasard ressurgira vingt ans plus tard, à l’aube des années 1990. Ce n’est pas un hasard si Trans Europe Express constitue le thème musical le plus échantillonné de l’histoire de la musique, après James Brown.
Puis, il y eut le pionnier de l’organicité : Jean-Michel Jarre. À la moitié des années 1970, il fut le premier à tirer partie du synthétiseur tout en assumant la dimension humaine cachée derrière le transistor. La composition se fait sensuellement, à la manière d’un cuisinier expérimentant avec un savant mélange de synthèse, de bruits et de filtres. Sa musique, elle, demeurera un coup de tonnerre dans le ciel de la culture pop. Quand Oxygène paraît en 1976, personne n’aurait jamais pu imaginer qu’une musique électronique pourrait dépasser Elvis Presley au hit-parade! Un son étrange, lunaire, qui pourtant transcende nos sens. La preuve était faite : il était désormais possible d’inventer une symphonie grandiose, intemporelle, prétextant aux mêmes coups d’éclats émotifs qu’une composition classique, rassemblés autour d’un instrument aux sonorités pourtant tangibles et délicates, mais qui pourtant n’existait nul part dans l’imaginaire de ses auditeurs.
Au même moment, Tangerine Dream apparait un peu comme le compromis entre ces deux approches. Quand Edgar Froese arrive à Berlin à la fin des années ‘60, il y est pour étudier l’art, en particulier Dali qu’il côtoiera à la fin de sa vie. Dans cette approche surréaliste face à la musique, il y avait aussi la passion du rock : Jimmy Hendrix. Ce mélange surprenant ouvre la voie à un nouveau genre musical qui attendait d’éclore : le rock alternatif. Car Tangerine Dream c’est aussi Pink Floyd, Prodigy, Porcupine Tree… On peut les citer sans erreur comme étant les inventeurs de ce genre musical, où les longues progressions rêveuses se marient à une séquence souvent répétitive; des pièces bien peu radiophoniques, et pourtant! Le succès fut au rendez vous. Les commandes s’ensuivirent. Le groupe signa la bande sonore de Risky Buisiness (au tout début de la carrière de Tom Cruise!), Sorcerer, et bien d’autres. Plus près de nous, cette progression musicale ouvrît la porte au triomphe d’Harmonium et leur Cinq Saisons où Mellotron et guitare se côtoient. Oui, l’influence de la bande d’Edgar Froese est indéniable. Ils sont également un pilier du mouvement musical krautrock et de l’ambiant, bien avant Brian Eno.
Les années Virgin
Ces années 1970 furent donc une période d’intense créativité pour le groupe, car signés sur le nouveau label Virgin déjà précurseur en la matière en ayant publié en tout premier lieu l’influent Tubular Bells de Mike Oldfield. On classe ces parutions sous la période dite des Années Virgin. Force Majeure, Stratosfear, Rubycon, Tangram, Exit : une étoffe mythique, inégalée, le songe le plus infime de l’électron! Malgré un changement de personnel extrêmement variable – seul Edgar Froese demeure encore au poste aujourd’hui – la formation a su se réinventer et demeurer d’actualité jusqu’à la fin des années 80. Un tour se force quand on sait que chaque musicien recruté pour un certain album y apportait sa marque, pour le meilleur comme pour le pire. Mais ce meilleur fut indubitablement Peter Baumann, qui imposa sa maîtrise du séquenceur rythmique et du Mellotron à des niveaux jusqu’alors inégalés, tout au long des albums des années Virgin.
Écouter Tangerine Dream de nos jours c’est avant tout dénicher ce vinyle précieux chez ce revendeur du Mile-End. C’est replonger dans l’ambiance surannée d’un brouillard nocturne totalitaire de Berlin-Est, où Peter Baumann cachait de sa tignasse de cheveux blonds et de la fumée de sa cigarette les fils et autres transistors en place pour dépeindre l’ambiance cauchemardesque des albums Phaedra ou Stratosfear. Car l’atmosphère de ce temps malheureusement révolu a survécu à travers les innombrables enregistrements (on en dénombre plus de 200 !) de la mythique formation. Jamais je n’oublierai la palette d’émotions qu’un vinyle trouvé par hasard aura pu faire vivre à mon cœur d’adolescent torturé. Stratosfear un album mythique, à écouter au moins une fois dans sa vie, entre le moiré de lumière des réverbères et un boulevard urbain désert. Quand Dream Desertsurgit d’un nuage de bruit blanc à travers une bande sonore tirée d’un concert transmis par Radio-Varsovie en 1977, la nappe d’orgue Moog transcende la faux acérée du communisme. J’imagine, de mon âme nostalgique, une époque que je n’ai pas connue.
Tangence et modernité
Depuis les années 80, Tangerine Dream aura marqué quelques bons coups, notamment avec Lily on the Beachet Le Parc mais l’unicité de leur son sera malheureusement englouti par une sur-utilisation des techniques digitales nouvellement disponibles à l’époque. Le son devient trop pop, kitsch, et leur plus vieux succès, eux, témoins d’une gloire analogique désormais remixés à la sauce numérique. Une couche numérique rajoutée qui deviendra un modèle pour toutes les performances du groupe depuis la fin des années 1980. La série des Dream Mixes où les vieux succès des années 70 sont alors remixés et réenregistrés sur logiciels est un exemple de cette surcouche. Un danger qui guette également leurs récentes performances sur scène. Si l’ordinateur aura permis à des groupes comme Kraftwerk de carrément réussir à tourner – en regroupant la totalité de leur bibliothèque sonore analogique sur ordinateur portable – il aura malheureusement tué le charme propre à ces vieux instruments oubliés. Et ce charme vend bien. Tellement que Jean-Michel Jarre, autre pionnier, a dernièrement réenregistré l’album Oxygène en direct à l’aide d’une palette de synthétiseurs analogiques retrouvés.
C’est donc avec beaucoup d’espoir que nous verrons Tangerine Dream samedi soir. En espérant y voir certains des Stradivarius du synthétiseurs tels que Minimoog et Mellotron plutôt qu’un simple jeu de laser contrôlé par ordinateur. À suivre!
À écouter si vous avez aimé :
Tangerine Dream : Stratofear, Tangram, Force Majeure, Le Parc
Jean-Michel Jarre : Oxygène, Équinoxe, Chants Magnétiques, Oxygène 7-13
Mike Oldfield : Tubular Bells
Kraftwerk : Trans Europe Express, The Man Machine
Porcupine Tree : Fear Of A Blank Planet
Air : Moon Safari
Pink Floyd : Wish You Were Here