À la lecture du dossier consacré au centenaire de la révolution bolchévique du Monde diplomatique, force est de constater que l’instauration de l’idéologie communiste en Russie a eu des effets bien au-delà de l’URSS.
À la suite de la chute du mur de Berlin en 1989 et de l’effondrement de l’URSS en 1991, la faillite du modèle soviétique a précipité le triomphe d’un autre universalisme, mais de sens contraire écrit l’éditorialiste du Monde diplomatique Serge Halimi, celui des classes possédantes. « La pression de la révolution russe, celle du mouvement socialiste et du syndicalisme, renforcées par le désenchantement des classes populaires envers les classes riches, jugées responsables du conflit, ont accentué le phénomène de redistribution », affirme l’économiste à la Banque mondiale, Branko Milanović dans Le Monde en 2016.
Au concept de matérialisme historique développé par le philosophe Karl Marx réduisant la continuité temporelle à une lutte entre deux classes, propriétaires versus travailleurs, les tenants du néolibéralisme triomphant opposent le concept de main invisible du philosophe Adam Smith, puisent l’idée que l’homme est un loup pour l’homme chez le philosophe Thomas Hobbes ou simplifient les rapports humains à la loi du talion. Si l’exemple de la Corée du Nord dépeint un portrait repoussant du communisme, l’enracinement du néolibéralisme n’est pas moins inquiétant.
Au temps de la mondialisation, le coup d’État d’Augusto Pinochet en 1973 au Chili du socialiste Salvador Allende constituerait la genèse du néolibéralisme, rapporte Libération en 2006, c’est-à-dire qu’un génocide aurait accompagné l’avènement de ce système économique.
Au cœur des institutions, l’enseignement de l’économie fait table-rase des multiples courants et théories économiques incluant le marxisme, rapporte le Monde diplomatique de juillet 2015, c’est-à-dire que l’économie est réduite à l’une de ses composantes : le néolibéralisme.
À cela, s’ajoute les politiques d’austérité, le « droit d’ingérence » occidental et la privatisation des services publics… et le don de 700 milliards $ du gouvernement américain aux banques afin d’éviter la crise financière de 2008.
Éducation
La révolution russe est le pivot de la « guerre civile européenne » qui commence. Cet affrontement dessinera le visage de l’Europe pour 25 ans, entre communisme et fascisme, écrit l’historien Éric Aunoble dans le dossier du Monde diplomatique. Depuis 1914, les prix ont plus que doublé en Russie pendant la guerre et les autorités veulent réquisitionner les récoltes des paysans pour nourrir les villes aussi bien que le front. La méfiance envers le pouvoir enclenche un processus sans précédent d’auto-organisation auprès du peuple. La révolution conteste toutes les figures du pouvoir: pères de famille, fonctionnaires, industriels, propriétaires terriens, officiers…, poursuit l’historien.
Après les manifestations ouvrières du 8 mars 1917 débouchant sur les grèves et l’insurrection du 25 octobre 1917 dans la capitale Petrograd conduisant à l’abdication du tsar, le pouvoir des soviets proclame l’obligation pour tous d’apprendre à lire et à écrire en décembre 1917 et l’instruction devient obligatoire en avril 1918. Alors que le tsarisme ne scolarisait qu’un enfant sur cinq, l’école devint obligatoire, gratuite et mixte dans l’optique de libérer l’enseignement de l’ancien système de production des inégalités, écrit l’auteur Nicolas Fornet dans le dossier du Monde diplomatique. Dès 1919, on compta 1200 clubs de lecture et 6200 cercles politiques, scientifiques, agricoles, etc. En dépit des difficultés, 200 000 formateurs avaient alphabétisé 5 millions de personnes en 1921, puis 7 millions à la fin de 1922. Au sortir de la guerre civile en 1921, le nombre de jeunes scolarisés était passé de 3,5 à 5 millions, chiffre l’auteur.
À Cuba, du débarquement du Granma en 1956 au renversement du dictateur Batista en 1959, la guérilla s’est organisée sur le terrain autant par l’éducation des habitants que par le maniement des armes. En Colombie, l’auto-organisation a été adoptée par les FARC, de même que par l’ELN, qui ont mené une guérilla contre les grands propriétaires terriens, le gouvernement colombien et les paramilitaires pendant une cinquantaine d’années avant de signer un accord de paix en 2016 à La Havane.
Renversement
Plusieurs moments de la révolution russe ont constitué des points de bifurcation où se posa la question de l’usage de la force, de la démocratie, ou encore de l’État dans le processus révolutionnaire. Trois, en particulier : la prise du pouvoir par une insurrection armée en octobre 1917, la dissolution de l’Assemblée constituante en janvier 1918 et la répression de la révolte des marins de Cronstadt en 1921, énumère la journaliste Hélène Richard dans le dossier du Monde diplomatique. Si cette emphase ferait un bon récit pour une série Netflix à l’instar de Narcos (2015) et The Crown (2016), la latitude décisionnelle de la révolution russe est d’autant plus fascinante.
En marge du communisme, un autre courant de philosophie politique entre en ligne de compte : l’anarchisme. Les armées paysannes de l’anarchiste Nestor Makhno et de l’ancien socialiste-révolutionnaire Alexandre Antonov ont défié le pouvoir soviétique. Une résistance qui s’est soldé par une dizaine de milliers de morts suivi de milliers d’exécutions, note Hélène Richard. « Il était devenu clair pour moi que jamais, en aucune circonstance, je ne pourrais accepter ce chauvinisme de parti et cet absolutisme d’État qui étaient devenus l’essence de la dictature communiste », écrit l’anarchiste américain Alexandre Berkman témoin du massacre.
Cet autre rapport à l’autorité politique s’est également illustré le 19 juillet 1936 : « …l’ensemble des structures politiques de la Catalogne, voire de l’Espagne tout entière, fut détruit. La situation politique de fait dans le pays exigeait la formation d’un nouvel organe du pouvoir », lit-on dans l’essai Le bref été de l’anarchie parut en 1972 de l’homme de lettres, Hans Magnus Enzensberger. « Nous savons ce que les bolchéviques ont fait des anarchistes russes. Sachez bien que nous ne permettrons jamais au communisme d’en agir ainsi avec nous », a affirmé l’anarchiste Buenaventura Durruti pendant la prise du pouvoir au représentant du Parti socialiste unifié, Joan Comorera.
En ce qui concerne la rationalisation du travail et du temps, l’anarchisme diffère du communisme dans le cadre des nouveaux modes de gestion au début du 20e siècle affirmant la supériorité de l’entreprise sur l’État et sur le politique, rapporte le Monde diplomatique de juillet. Les anarchistes William Godwin et Pierre Joseph Proudhon ont philosophé sur l’idée de remplacer le pouvoir politique par celui des directeurs d’entreprises.
« Le mythe de la révolution historiquement inéluctable (…) ; c’est quelque chose, quand on est misérable et seul, que d’avoir pour soi l’histoire », a écrit la philosophe et militante ouvrière, Simone Weil en 1934.