Attendue depuis belle lurette, la vision du gouvernement fédéral à propos des industries culturelles et créatives à l’époque du numérique, finalement dévoilée jeudi, a suscité quelques réactions modérées, mais surtout des critiques dirigées à l’endroit de la ministre de Patrimoine canadien, Mélanie Joly.
Si les détails de la politique ont été présentés en long et en large dans des documents gouvernementaux rendus publics via le web, les médias n’en avaient pratiquement que pour un seul aspect de cette « vision » nationale. Allait-on annoncer une « taxe » Netflix? Car en plus de représenter une partie importante du marché de la diffusion de contenus vidéo en ligne (et de la bande passante qui y est associée), Netflix représente l’univers des productions numériques du 21e siècle, un univers où la création de contenu, libérée des contraintes nationales, s’effectue un peu partout sur la planète, à l’image de sa diffusion.
Avec Netflix et consorts, le téléspectateur a donc accès, et ce pratiquement partout, à un catalogue contenant des centaines, voire des milliers de contenus. Le hic, c’est qu’en se libérant justement des contraintes nationales – et en payant un prix fixe sans égard au volume de contenus consommé -, le cinéphile et télévore cour-circuite le système de production et de redevances servant ici à ce que les artistes canadiens puissent produire du contenu local et obtenir en échange un salaire suffisant pour assurer l’avenir de l’industrie.
« Taxer » Netflix – exiger que l’entreprise paie autant en redevances et en impôts que Bell, par exemple -, c’était courir le risque de prêter flanc aux critiques du Parti conservateur. Ne pas taxer, toutefois, entraînerait la perte probable de revenus importants, et la suite de l’érosion du Fonds des médias du Canada, entre autres ressources financières destinées à la production de films, émissions de télé et documentaires d’ici.
Ottawa et la ministre Joly ont finalement coupé la poire en deux: la vision canadienne pour l’industrie culturelle ne prévoit pas de « taxe » Netflix, mais le géant américain devra consacrer 500 millions de dollars, sur cinq ans, à des productions canadiennes.
Pour Radio-Canada, cette décision, mais surtout la vision fédérale dans son ensemble, « est une étape importante vers ce qui permettra de propulser la culture canadienne ici, au Canada, et partout dans le monde ».
Réagissant par communiqué, le PDG de la société d’État, Hubert Lacroix, a ajouté que « dans l’univers numérique, les histoires canadiennes sont maintenant en concurrence avec ce qui se fait de mieux dans le monde ». « C’est un défi, mais nous sommes convaincus qu’elles peuvent se démarquer et nous travaillons sans relâche leur réussite en soutenant les créateurs d’ici. »
M. Lacroix a ajouté que la SRC/CBC, qui fait déjà équipe avec Netflix pour coproduire les téléséries Anne et Alias Grace, lancerait prochainement une initiative « qui assurera le rayonnement mondial d’histoires canadiennes de langue française ».
« Iniquité », « incertitude »…
Ailleurs, on ne se montre pas aussi confiant que Radio-Canada envers la vision fédérale.
À l’Union des artistes (UDA), on se félicite de l’importance accordée par Ottawa à la culture et de l’argent neuf injecté dans le Fonds des médias du Canada, mais on estime que plusieurs questions à propos de l’entente avec Netflix demeurent sans réponse.
« Une vision culturelle ne se mesure pas sur cinq ans. On ne peut pas appuyer l’avenir et la pérennité d’un secteur aussi névralgique sur la base de négociations à la pièce avec les acteurs du moment, créant un système à géométrie variable, flou et inéquitable. Qu’est-ce qu’on fait avec Amazon, YouTube, ou avec Deezer, Spotify, iTunes et les autres? La conclusion d’une entente à plusieurs zéros avec Netflix peut sembler spectaculaire, mais en quoi cela devrait-il les dédouaner de respecter les règles que l’on impose pour protéger notre exception culturelle et la vitalité de notre création? On crée un précédent dont on ne mesure pas les impacts à long terme », mentionne ainsi la présidente Sophie Prégent.
Son de cloche similaire au Conseil du patronat du Québec (CPQ), qui se dit « déçu de l’entente annoncée avec Netflix ».
« Où est l’équité? Nous comprenons très mal le traitement de faveur accordé à la compagnie en matière fiscale, qui maintient une concurrence déloyale face aux distributeurs canadiens en plus de créer des précédents dangereux, alors que nous ne sommes qu’au début de l’essor de la diffusion numérique », affirme Yves-Thomas Dorval, président-directeur général du CPQ.
Pour le Conseil, ce modèle à géographie variable « ouvre la porte à des ententes à la carte qui exposent à une concurrence déloyale tout un écosystème composé d’entreprises soumises – elles – à des règles fiscales strictes en plus des règles dictées par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, tandis que d’autres sont autorisés à s’en émanciper ».