On dresse souvent un portrait à la fois idyllique et catastrophique de l’Afrique, entre le documentaire animalier et les tragédies qui font la manchette: épidémie, famine et violence. Ousmane Sembene a tourné neuf films où il s’est référé à l’imaginaire de son peuple pour traiter de ses enjeux propres. Présenté dans le cadre de la 44e édition du Festival du nouveau cinéma (FNC), le documentaire Sembene! (2015) de Samba Gadjigo et Jason Silverman retrace le parcours du cinéaste sénégalais.
« On ne peut pas oublier un homme comme ça », affirme l’héritier du cinéaste qui nous ouvre la porte de sa maison. La lumière découvre un désordre intact, un bureau avec des livres appuyés à un mur craquelé. De vieilles bobines pourrissent dans leur contenant rouillé. On les sort pour les faire sécher au soleil au bord de la mer. Puis, on nous raconte sa biographie film par film.
« Je ne travaille pas pour l’homme blanc et je ne travaillerai pas pour l’homme blanc », lui disait son père, pêcheur d’un village du sud du Sénégal. Le jeune Ousmane a gardé cette conviction, même s’il est parti travailler à Marseille comme « docker », débardeur dans un port maritime, où il a joint le parti communiste français. Blessé au dos pour avoir soulevé une charge trop lourde, il a profité de sa convalescence pour s’initier à la littérature française. C’est à Moscou qu’il a étudié le cinéma.
À la manière du cinéaste soviétique Dziga Vertov, il a utilisé la technique cinématographique comme unique intermédiaire entre le peuple et sa représentation à l’écran. De cette façon, il s’est engagé envers l’Afrique en participant à son affirmation identitaire dans le contexte de décolonisation à la suite de la Deuxième Guerre mondiale. Par contre, la période des Trentes glorieuses, les années 1950-60-70, a vite transformé l’idéal des pays non-alignés en transition vers un nouveau colonialisme dénoncé par le cinéaste.
Sur le terrain
Au départ, il tourne à l’aide de sa famille et de ses amis comme le cinéaste américain John Cassavetes l’a fait avec ses films personnels. Puis, il fait un film sur une Africaine qui tombe dans le piège de quitter son continent pour aller travailler en France. Elle devient femme de ménage dans une maison privée et la propriétaire la maltraite. Il présente le récit du point de vue de l’Africaine, il lui donne une voix, une position subversive pour une société au passé coloniale qui les ignore.
Il a enchaîné les films politiques, comme le cinéaste cubain Titon alias Tomás Gutiérrez Alea. Il a rendu hommage aux chefs politiques indépendantistes destitués et remplacés par des chefs fantoches. Il a écorché le premier président du Sénégal Léopold Sédar Senghor avec une scène où des hommes blancs en complet cravate, archétypes de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), viennent donner des valises pleines d’argent à chaque membre du gouvernement juste avant un discours présidentiel. Il souligne l’ironie du pouvoir.
Ses créanciers l’ont empêché pendant dix ans de diffuser son film Ceddo (1977) devant un public africain. Sous forme de conte folklorique, le film raconte l’histoire d’une peuplade d’Africains noirs qui croient en l’animisme traditionnel transmis oralement d’une génération à l’autre. Cette peuplade se trouve coincée entre l’Islam d’envahisseurs musulmans et le christianisme de missionnaires européens. Dans la scène finale, la princesse africaine tire l’imam avec un fusil de chasse.
« Nous nous sommes battus en Europe contre vos ennemis et maintenant nous nous battons pour l’Afrique ! », affirme un soldat à un gradé de l’Armée française dans le film Le Camp de Thiaroye (1988). Ousmane Sembene n’a pas manqué de cerner l’ampleur du colonialisme en Afrique à l’aide d’un médium qui rejoint tous les Africains au-delà de l’analphabétisme. Cette initiative rejoint celle du journaliste haïtien Jean Dominique qui transmettait l’information en créole à la radio.
À la demande d’un professeur universitaire d’études africaines qui témoigne à plusieurs reprises dans le documentaire, Ousmane Sembene a donné des conférences aux États-Unis. Il a été accueilli par plusieurs membres de l’élite artistique et intellectuelle, dont le cinéaste Spike Lee. On l’a acclamé lors de la sortie de son dernier long-métrage Moolaade (2002). Il y aborde un problème grave de son continent ancré dans les croyances populaires : l’excision.
Ousmane Sembene est plus qu’un ethnologue, il a gravé sur pellicule la dimension politique de la culture africaine de la même façon que les Québécois avec le cinéma direct.