Une soirée, six filles, et une fin funeste qui semble tout à fait inévitable. Table rase, une oeuvre coup-de-poing qui avait remporté les honneurs de Zone Homa, l’an dernier, se transporte sur les planches de l’Espace Libre dans toute la fureur, la passion et la peur d’un groupe de filles au tournant de la trentaine.
« On était une gang de filles, on avait vu des spectacles de gars en 2013, et au retour, on s’est dit qu’il devait y avoir un show de filles, ça serait le fun d’avoir une parole féminine, parler de notre rapport au monde », confie l’auteure de la pièce (et l’une des comédiennes), Catherine Chabot.
« On ne savait pas trop par où prendre tout ça; on a écrit des textes, des monologues… le tout pendant quand même quelques mois, pour finalement arriver à une histoire. Au début, on voulait donner un gros show-performance, mais ce qu’on a fini par garder, c’est le lien de solidarité entre les filles. On avait envie de jaser de notre génération: oui, il y a de bons dramaturges, de bons auteurs au Québec, mais on avait envie d’entendre le monde de notre génération. »
Dans Table rase, ces six femmes vont se vider le coeur: l’amour, le sexe, la vie, la mort, le désir de renouveau… tout y passe, et parfois même de façon un peu crue. Tant mieux, d’ailleurs, si l’on peut abattre certaines barrières. Dans le public, ça rit, parfois même à gorge déployée. Le public, lui aussi majoritairement dans la vingtaine, semble se reconnaître dans ces coups de gueule et ces jeunes femmes qui, regroupées entre amies, ne se gênent certainement pas pour parler de baise, de sodomie, de relations amoureuses dysfonctionnelles, d’inceste, et de la mort. La mort, oui, car l’une de ces femmes a le cancer, et celui-ci est incurable. Elle a donc choisi d’en finir, et ce sont ses plus proches amies depuis toujours qui l’aideront à passer dans l’au-delà.
Il flotte sur cette pièce une doucereuse odeur de bacchanale triste, tandis que les comédiennes alternent entre l’euphorie, l’abandon, la déprime et la peur de la mort, se dévoilant les seins un instant sur une musique endiablée avant de fondre en larmes. Une sorte de mélange quelque peu trash du Déclin de l’empire américain et des Invasions barbares, le jeu un peu plus brouillon, un peu plus urgent. À l’image de l’époque, sans doute, où les pertes de repères se multiplient. L’affaire est aussi symptomatique d’une génération qui, tout comme celle qui l’a précédée, se pose des questions sur son avenir. Quel emploi occuper? Faut-il ou non avoir des enfants? Les femmes sont-elles libres de nouer des relations sexuelles ou amoureuses avec n’importe qui? Jusqu’où peut-on aller en matière de « liberté » sexuelle?
Si la question du sexe et de tout ce qui l’entoure revient fréquemment, dans cette Table rase, c’est que le corps de la femme subit une nouvelle transformation depuis plusieurs années, et les comédiennes, Catherine Chabot en tête, se retrouvent coincées dans ce qui ressemble fort à un maelström moralo-juridique. En ces temps de slut-shaming, de mouvements plus « extrêmes » comme les Femen, et tout ce qui va du féminisme de troisième vague aux « excès » de Tumblr, par exemple, difficile de s’y retrouver, que l’on soit un homme ou une femme. Normal, alors, de se pencher davantage sur cet épineux dossier.
Il ne faut non plus penser que ces femmes sont faibles, ou qu’elles ont besoin que l’on décide à leur place: les comédiennes de Table rase sont fortes. Du moins, aussi fortes que la situation puisse le permettre. Impossible de savoir où s’arrête la réalité des jeunes femmes et où commence la fiction écrite par Catherine Chabot, mais une chose est sûre: Table rase permet de prendre un « instantané » du point de vue féminin de la génération actuelle. Et on doute fortement qu’un filtre quelconque eut été appliqué!
Table rase, présenté à l’Espace libre jusqu’au 5 décembre. Une coproduction du collectif Chiennes et de Transthéâtre, textes de Catherine Chabot. Mise en scène de Brigitte Poupart.