Les soins hospitaliers et la bande dessinée sont des domaines qui, de prime abord, semblent à des années-lumière l’un de l’autre. Pourtant, Julien Poitras, formé à la fois en arts visuels et en médecine, parvient à réunir ces deux aspects bien différents de sa vie professionnelle avec l’album Le poids de nos traces.
Dans Le poids de nos traces, Julien Poitras livre un récit très personnel et touchant se déclinant en deux parties. La première relate sa jeunesse dans les années 1960 à Baie-Sainte-Catherine, une petite municipalité du Saguenay située en face de Tadoussac. Il y raconte comment, au contact des revues Tintin et Pilote puis des traductions des comics américains publiées chez Héritage, il a développé une passion pour la bande dessinée. Il aborde également sa fascination pour les sciences, ainsi que sa découverte, à l’âge de sept ans, d’une chauve-souris morte qu’il enfermera dans une boîte de biscuits au grenier et qui, lorsqu’il est retourné la voir quelques semaines plus tard, tombait en putréfaction, un incident d’apparence anodine qui le marquera profondément et le suivra tout au long de sa vie.

La deuxième partie se déplace 53 ans plus tard, et dépeint une journée de travail typique à l’urgence du Centre hospitalier affilié universitaire Hôtel-Dieu de Lévis. Sujet quasi-quotidien des bulletins de nouvelles, nous connaissons tous les dérives du réseau de santé, et l’auteur pose un diagnostic lucide sur les nombreux problèmes l’affectant (manque de temps pour s’attarder à chaque cas adéquatement, heures supplémentaires obligatoires, banalisation des personnes hors normes engendrant une banalisation de leur condition et une réduction de la qualité des soins prodigués, etc.), mais malgré ce constat parfois sombre, la lecture de cette bande dessinée permet surtout de constater le dévouement de ce médecin qui, malgré la dure réalité, continue de vouloir aider son prochain et ne perd jamais son idéalisme, cherchant sans cesse à améliorer un système imparfait et à transmettre ce désir aux nouveaux venus.
Le poids de nos traces est une œuvre rythmée par le monologue intérieur du narrateur. Tandis que la première partie est plus méditative et imprégnée des souvenirs de l’enfance, la seconde est beaucoup plus frénétique, reflétant le rythme effréné de l’urgence d’un établissement de santé. Il apporte aussi des informations peu connues du grand public. Par exemple, saviez-vous que les hôpitaux sont responsables de 5% des émissions de gaz à effet de serre au Canada? Au-delà de la pédagogie, l’auteur fait preuve de poésie, avec des phrases puissantes comme : « Je navigue quotidiennement sur une rivière de cadavres de plusieurs kilomètres, alimentée des cancers, infarctus, embolies pulmonaires et accidents vasculaires cérébraux dont le diagnostic et l’annonce me reviennent, de par ce serment porté à Hippocrate ».

Le style visuel de Julien Poitras dans Le poids de nos traces est très réaliste, et on dirait que l’artiste a dessiné et peint sur des photos dans certaines cases, ce qui donne un aspect presque documentaire à l’œuvre. Bien qu’il utilise l’ordinateur pour créer ses illustrations, il réussit tout de même à conserver un côté organique à ses planches. Son sens de la composition aide à renforcer le récit. Il insère par exemple des images de sa montre intelligente dans certaines séquences, ce qui permet de marquer le temps ou encore la tension d’une scène donnée lorsque celle-ci affiche les fluctuations de son rythme cardiaque. L’album est en couleurs, à l’exception de la première partie se déroulant dans le passé, qui s’affiche en sépia. Avec sa couverture embossée et ses pages de grand format, il s’agit vraiment d’une belle édition.
Offrant un regard de l’intérieur sur le système de santé québécois, Le poids de nos traces est une bande dessinée incitant à la réflexion et qui, malgré son constat lucide sur les nombreux ratés affligeant nos hôpitaux aujourd’hui, demeure porteuse d’espoir.
Le poids de nos traces, de Julien Poitras. Publié aux éditions Moelle Graphik, 128 pages.