Pour la première fois en Amérique du Nord, Peeping Tom, la compagnie belge de danse contemporaine qui a déjà séduit l’Europe, se produit au théâtre Maisonneuve dans le cadre de Danse Danse. Voilà un spectacle pour le moins décoiffant, qui défie les lois de la pesanteur, où les corps sont soumis aux éléments et aux objets qui s’animent.
Tout cela induit une maîtrise incroyable des corps pour un ballet entre théâtre, danse contemporaine et cinéma, mais qui, bien sûr, fait totalement l’impasse des effets spéciaux du numérique.
Le spectacle est stupéfiant, stimulant, énergisant, hypnotisant. Les trois œuvres, qui au départ n’étaient pas conçues pour former un ensemble, s’harmonisent parfaitement sur la scène en offrant au public le spectacle des changements de décor, qui sont aussi un spectacle en soi.
La première œuvre, The Missing Door, donne l’impression de l’un de ces rêves étranges et parfois oppressants où les corps s’envolent, meurent, ressuscitent… Un homme est en proie à des situations cauchemardesques, mais néanmoins très drôles pour le public.
L’homme en tenue de ville est enfermé dans un lieu neutre, sorte de hall d’hôtel, où une scène de crime est nettoyée en vain; celle de son propre assassinat. C’est que le chiffon qui sert à masquer les gouttes de sang prend son indépendance et soumet le corps de celui qui le tenait à des mouvements qui se veulent involontaires. L’effet est saisissant. Les mouvements du danseur semblent le soumettre à des envols irrépressibles.
Et ce n’est là qu’un petit exemple de tout ce qui advient dans ce lieu bizarre où l’homme ressuscite la femme aimée, est soumis à une sorte de séisme inquiétant, cherche à sortir du lieu alors que les portes se ferment seulement pour lui, voit défiler des silhouettes qui l’observent sous le rire ironique de l’un des protagonistes. La pièce nous fait-elle entrer dans le rêve du personnage? Un rêve récurrent qui se termine exactement comme il avait commencé…
Les effets sont extraordinaires, les danseurs d’une virtuosité inégalée. Les mouvements de leurs corps les font défier les lois physiques. On est au-delà des acrobaties. L’esthétique est celle de la danse contemporaine poussée, semble-t-il, à ses limites, du moins celles qu’on imaginait jusque-là.
Le deuxième décor de The Lost Room est celui d’une belle chambre à coucher tapissée de bois. Une femme de chambre s’y affaire, on apporte des bouquets, on remet le tableau d’aplomb. Sommes-nous dans la cabine luxueuse d’un grand navire de croisière? Le luxe et les duos amoureux et érotiques n’empêchent pas le désespoir d’une femme à qui il semble qu’on ait retiré son bébé, puis d’un homme dont les larmes envahissent la scène d’eau où se déploient les danseurs.
Là encore, la caractéristique du ballet est de donner le pouvoir aux corps d’être entrainés, comme s’ils n’y pouvaient rien, par le tangage du bateau ou le vent et la tempête qui font rage. De nouveau, des situations totalement absurdes surviennent. Le ballet nous introduit dans les fantasmes des protagonistes qui se réalisent grâce à la virtuosité des danseurs. Les jeux de lumière et d’ombres géantes des corps ajoutent à la beauté des tableaux extrêmement soignés. Les corps se figent et s’immobilisent, sont entrainés dans toute une gestuelle qui semble impossible, sauf à y être obligée par les éléments, ou se meuvent enfin, dans un ralenti très cinématographique et parfaitement exécuté.
La troisième œuvre, The Hidden Floor, confirme la présence de l’océan. La scène s’est encore remplie des larmes d’un des personnages. Nous sommes sur une terrasse, peut-être sur le pont d’un bateau où sont dressées des tables pour une soirée bien arrosée.
Les danseurs ressemblent à des passagers à la dérive. La croisière ne s’amuse pas. Le désespoir les saisit tous. Les corps tournoient et sont encore soumis aux tempêtes extérieures et intérieures. Des corps sont jetés dans l’océan.
Pour tous les tableaux, on aimerait comprendre comment les danseurs parviennent à de telles prouesses. Ils suivent les coups de tonnerre ou de claquements de porte. À moins que ce soit eux qui les suscitent.
L’ensemble et millimétré et d’une très grande beauté. Au sein de ces situations plus qu’inquiétantes si nous les vivions vraiment, l’humour s’insinue discrètement mais sûrement. Les effets de surprise sont innombrables. Et l’on aimerait disséquer la plus petite section de scène pour en apprécier encore et encore tous les aspects magnifiques.
Triptych
The Missing Door: 25 min
Changement de décor: 10 min
The Lost Room: 36 minutes
Changement de décor: 20-25 min
The Hidden Floor: 25 min
Concept et mise en scène: Gabriela Carrizo et Franck Chartier.
Performance: Konan Dayot, Fons Dhossche, Lauren Langlois, Panos Malactos / Akira Yoshida, Alejandro Moya, Eliana Stragapede, Wan-Lun Yu et Fanny Sage / Lucia Burguete Sierra
Figurant québécois: Jean Belzil-Gascon
Assistance artistique: Thomas Michaux
Dramaturgie sonore: Raphaëlle Latini
Composition sonore et arrangements: Raphaëlle Latini, Ismaël Colombani,Annalena Fröhlich, Louis-Clément DaCosta et Eurudike De Beul
Conception lumières: Tom Visser
Conception décors: Gabriela Carrizo et Justine Bougerol
Confection costumes: Seoljin Kim, Yichun Liu et Louis-Clément Da Costa
Triptych, du 16 au 19 avril 2025 au théâtre Maisonneuve de la Place des Arts, à Montréal