Là où les politiciens américains disaient jadis « science » ou « statistiques », ils disent aujourd’hui « fausse nouvelle » ou « tromperie ».
Un langage qui « s’éloigne des preuves en faveur de l’intuition », révèle une analyse par l’IA de huit millions de discours prononcés entre 1879 et 2022, et dont les transcriptions se trouvent dans les archives du Congrès, à Washington. Le virage vers l’intuition serait en cours depuis les années 1970, mais on en retrouve aussi des « pics » pendant une partie de la grande crise économique, de 1933 à 1935.
L’analyse, menée sous la direction du psychologue britannique Stephan Lewandowsky, de l’Université de Bristol, a consisté à choisir un échantillon d’une cinquantaine de mots-clefs « basés sur la preuve », comme « statistiques », « logique » ou « raison », et 35 « basés sur l’intuition » comme « soupçon », « devine » ou « sentiment » (feeling), puis de comparer leurs fréquences respectives. Les résultats sont parus le 10 avril dans Nature Human Behaviour.
Une telle analyse, commente dans le New Scientist le psychologue américain John Jost, confirme les impressions d’une « hausse de l’anti-intellectualisme, du populisme et du rejet des experts scientifiques au cours des dernières décennies ».
Mais au-delà d’une simple analyse de l’évolution du langage, Lewandowsky y voit une façon d’analyser une importante évolution du public: la façon dont il perçoit désormais le vrai et du faux, voire l’honnêteté ou la sincérité.
Une transformation provoquée par Trump
Le chercheur et son équipe proposaient à cet effet l’an dernier un « modèle théorique de la vérité et de l’honnêteté dans une perspective psychologique », dans le but d’essayer de comprendre ce qui s’était passé au cours des dernières décennies: « la perception de l’intégrité des présidents américains était un important moteur de leur niveau d’approbation dans les années 1980 et 1990 ». Toutefois, cela semble avoir changé « avec l’élection de Donald Trump en 2016 qui, selon les vérificateurs de faits, a émis plus de 30 000 affirmations fausses ou trompeuses » pendant son premier mandat. Ce qui n’a pas empêché ses partisans de le considérer comme « honnête ».
Le fait d’observer un vocabulaire qui glisse de plus en plus vers l’intuition pourrait être un constat, non pas que des gens mentent, mais qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent plus s’accrocher aux concepts traditionnels de « fait » ou de « preuve ».
Des résultats obtenus il y a deux ans à partir du contenu publié par des élus américains sur Twitter entre 2011 et 2022, semblent d’ailleurs pointer vers une corrélation entre le fait d’accorder plus d’importance aux faits dans les messages, et le fait de s’alimenter à des sources d’information de qualité.
La prochaine étape de cette recherche pourrait être d’analyser cette évolution du langage chez les politiciens américains sur les réseaux sociaux, mais aussi d’observer si la même évolution existe du côté des parlementaires européens. En théorie, suggèrent ces chercheurs, il serait possible d’établir un lien entre un plus haut niveau de productivité d’une session au Congrès ou dans un parlement, et le plus haut taux d’utilisation d’un argumentaire appuyé sur la raison, plutôt que l’intuition.