La hausse des loyers et la pénurie de logements ne font pas que compliquer l’accès à la propriété pour les Canadiens; elles entraînent des changements fondamentaux dans la façon dont les familles vivent ensemble, révèle une nouvelle étude de l’Université de la Colombie-Britannique.
Les travaux en question, publié dans The History of the Family, portent sur la façon dont la hausse des prix du logement, à travers les principales villes du pays, a eu un impact sur la formation des ménages, entre 1981 et 2021.
Au dire des chercheurs, dans des villes comme Toronto et Vancouver, où les loyers ont fortement gonflé, le nombre de jeunes adultes formant des familles a chuté. Plutôt que de vivre avec un ou une partenaire, ces adultes restent chez leurs parents ou emménagent avec des colocataires pour faire baisser les coûts.
À l’opposé, écrit-on, dans des villes où les prix sont demeurés relativement raisonnables, comme à Québec ou à Montréal, la formation de ménages est restée sensiblement la même, ou a même accéléré.
« Par le passé, la tendance voulait qu’au Canada, les gens formaient des ménages indépendants. Mais lorsque les logements sont rares et dispendieux, ils s’adaptent en vivant de certaines façons, des méthodes qu’ils ne choisiraient pas, autrement », indique le principal auteur de l’étude, le Dr Nathanael Lauster, professeur adjoint de sociologie.
Le coût de l’indépendance
L’étude s’est articulée autour des données de recensement portant sur neuf grandes régions métropolitaines: Toronto, Vancouver, Montréal, Calgary, Edmonton, Ottawa, Hamilton, Winnipeg et Québec, pour la période allant de 1981 à 2021.
Les travaux ciblaient les ménages de petite taille, c’est-à-dire les personnes seules, les couples, les couples avec enfants et les personnes monoparentales.
Les chercheurs ont évalué les tendances en matière d’accès au logement, et ont constaté un lien très solide entre les coûts des loyers et la formation de ménages. Dans les villes où les prix ont gonflé, des millions de Canadiens sont « coincés sur place », écrivent-ils, et s’avèrent ainsi incapables de créer leur propre ménage, dans un endroit qui leur appartient.
Ainsi, dans l’ensemble des régions où les loyers sont moins chers, le nombre de petits ménages augmente, alors que l’inverse se produit là où les prix augmentent. Et si cet effet est constaté dans tous les groupes d’âge examinés, la baisse de la création de ménages se fait surtout sentir chez les 25 à 29 ans.
La part du revenu consacrée au loyer a aussi augmenté, en 40 ans: à Toronto et à Vancouver, en 1981, les jeunes adultes consacraient en moyenne de 25 à 27% de leur salaire pour se loger. En date de 2021, cette proportion était passée à 36 et 37%, poussant davantage de jeunes adultes à partager les coûts, notamment en vivant en colocation, lit-on dans l’étude.
À Québec et à Montréal, la proportion de jeunes adultes vivant de façon indépendante est demeurée bien plus importante, s’établissant à 75%, dans la Capitale nationale, et à 50% dans la métropole québécoise. Pendant ce temps, la part des revenus consacrée au loyer, affirme-t-on, a en fait diminué dans ces deux villes, passant d’un peu moins de 25% à environ 21%, à Montréal, et à 17%, à Québec.
Il est à noter, toutefois, que les données examinées ne dépassent pas l’année 2021; dans la foulée de la pandémie, la crise du logement a pris passablement d’ampleur, et il y a fort à parier que les habitants du Québec, à l’instar de ceux vivant ailleurs au pays, consacrent maintenant une plus grande part de leur revenu au logement qu’auparavant.
Autre symbole de la détérioration de la situation, en 1981, plus des deux tiers des Torontois et Vancouvérois âgés de 25 à 29 ans vivaient de façon indépendante dans des ménages de petite taille. En date de 2021, cette proportion était tombée à un peu plus du quart, à Toronto, et à un tiers à Vancouver.
Par ailleurs, pour chaque augmentation de 1000$ du prix médian d’un loyer, la proportion de jeunes adultes formant des ménages indépendants fond de 23%, écrivent les chercheurs.
On a ainsi recensé de moins en moins de couples avec enfants vivant dans de tels ménages, « ce qui reflète les tendances en matière de report du moment où les couples décident de fonder une famille », affirment les auteurs de l’étude. Au Québec, note-t-on, cet effet a été contré par l’augmentation du nombre de personnes vivant seules ou en couple.
Une question de choix, pas juste de nombres, disent les chercheurs
De l’avis des auteurs de l’étude, les politiques gouvernementales en matière de logement estiment généralement la demande en fonction du nombre de nouveaux arrivants et de la croissance de la population, « mais cette approche ignore la question de l’accès au logement sur la création de ménages ».
« Nos travaux démontrent que les ménages sont malléables », indique ainsi la Dre Jens von Bergmann, coautrice de l’étude.
« Cela confirme ce que plusieurs locataires savaient déjà: les loyers élevés ne font pas que faire pression sur les budgets… Ils transforment fondamentalement la façon dont les gens vivent. »
Pour les chercheurs, accroître le parc locatif permettrait non seulement à des gens de quitter le domicile familial ou la colocation, mais aussi de former des ménages de différentes façons. « Les décideurs doivent tenir compte des types de ménages que les gens souhaitent former, mais seulement ceux vers lesquels ils sont forcés, pour des raisons financières », écrit-on.
De l’avis du Dr Lauster, « le logement fonctionne comme un système. Si l’objectif est d’offrir davantage de liberté aux Canadiens, pour qu’ils puissent vivre de façon indépendante, la solution la plus efficace consiste à accroître le parc locatif, particulièrement dans les villes où le coût de la vie est élevé. Autrement, on ne fait que déplacer le problème ».