Il a été fait grand cas, le mois dernier, d’un sondage réalisé par la chaîne de télévision britannique Channel 4, qui semblait indiquer que plus de la moitié des gens appartenant à la génération Z « estimaient que le Royaume-Uni devrait être dirigé par un dictateur », et ainsi abandonner les élections. Or, jugent des politologues, cette interprétation est plus que trompeuse.
Le professeur Bobby Duffy et le Dr Paolo Morini, tous deux rattachés au King’s College de Londres, ont ainsi mené leur propre enquête auprès de membres de cette génération, et sont parvenus à des conclusions tout à fait différentes.
« L’étude réalisée par Channel 4, auprès de répondants âgés de 13 à 27 ans, a en fait demandé si « le Royaume-Uni serait en meilleure posture si un leader fort était au pouvoir, sans avoir se préoccuper du Parlement et des élections ». En publiant les résultats, la chaîne n’a pas laissé entendre que cela équivalait à un appui à une dictature, mais cela n’a pas empêché de très nombreux médias d’établir ce lien », déplorent ces deux chercheurs.
MM. Duffy et Morini conviennent, dans un article scientifique accompagnant leur propre coup de sonde, que « cela pourrait représenter une interprétation raisonnable ».
Mais, disent-ils encore, « le premier signe qu’il faut faire preuve de prudence est le fait que deux études importantes posant une question largement similaire ont obtenu des résultats très différents ».
Ainsi, en 2024, une enquête menée par l’organisation Britsh Election Study a révélé que seulement 13% des membres de la génération Z étaient d’accord, ou fortement d’accord, avec l’idée que « la meilleure façon de gérer le pays serait d’avoir un leader fort qui n’a pas besoin de s’inquiéter du Parlement ou des élections ».
En 2022, une autre enquête, cette fois réalisée par World Values Survey, « qui s’intéresse aux attitudes envers la démocratie depuis 1981 », disent MM. Duffy et Morini, a permis de constater que l’appui à cette question tournait autour de 27%.
Dans leur propre coup de sonde, les deux chercheurs expliquent cette forte différence en dénonçant la façon dont les questions des diverses enquêtes ont été formulées.
« Il y a des questions où il est possible d’être en accord avec la première partie d’une déclaration, mais en désaccord avec l’autre moitié. Dans ce cas-ci, il est parfaitement possible de vouloir un leader politique fort, mais d’être aussi très largement opposé au fait de laisser tomber les élections, ou d’ignorer le Parlement », disent-ils.
« L’intention de la question est claire si vous lisez l’ensemble de la déclaration et si vous tenez compte de la combinaison des deux intentions. Mais si vous portez moins attention, vous pourriez manquer ou ne pas tenir entièrement compte de la deuxième partie » de la question.
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Diverses façons de voir les choses
En adaptant la question de Channel 4, et en offrant plusieurs déclinaisons, certaines se concentrant davantage sur l’aspect « dictatorial » d’un tel « leader fort », notamment en inscrivant en majuscules la section où ledit leader « n’aurait pas à tenir d’élections ni à tenir compte du Parlement », les deux auteurs de l’étude sont parvenus à une conclusion claire: si l’on demande clairement aux participants « si le Royaume-Uni serait dans une meilleure situation si un dictateur était au pouvoir, et si ce dictateur n’avait pas à répondre de ses actes devant les députés, ni à tenir des élections », la proportion de membres de la génération Z en accord avec cette perspective n’est que de 6%.
« Nous croyons que les forts pourcentages et l’interprétation exagérée de l’enquête de Channel 4 risquent d’empirer deux graves problèmes: créer un sentiment exagéré de division entre les générations et alimenter la perspective des membres de la génération Z, via une mauvaise interprétation de leurs normes sociales », écrivent encore MM. Duffy et Morini.
« Mais il y a un troisième problème: que le bruit entourant cette affaire nous éloigne des vrais enjeux entre la génération Z et les institutions et systèmes politiques britanniques », déplorent-ils.
« Nous risquons de qualifier de « pro-dictature » toute une génération, alors que le vrai problème est le manque de confiance envers la capacité des institutions à accomplir leur travail. »
Toujours selon les chercheurs, ce manque de confiance n’est pas l’apanage des plus jeunes, mais plutôt un enjeu pour toutes les tranches d’âge.
« Nous avons bien d’autres problèmes que celui de monter les générations les unes contre les autres », concluent-ils.