Il y a de ces propositions artistiques qui réussissent fort bien à sortir les spectateurs de leur zone de confort, tout en revenant, en quelque sorte, aux structures fondatrices d’un art. L’idée semble paradoxale, mais c’est bien le tour de force qu’a réussi Espace libre, avec le programme double Bobo et Momo + Cycle.
Deux oeuvres, oui, mais deux propositions qui se recoupent, en quelque sorte: les programmateurs du théâtre ont choisi de combiner ces spectacles qui évacuent très largement le côté parlé du théâtre, et d’en revenir à cet autre bloc fondateur: le mouvement sous toutes ses formes.
S’agit-il de théâtre muet? De pantomime? De danse? Nul ne le sait; ce qui est certain, cependant, c’est que dans les deux cas, nous voguons vers quelque chose de surréaliste. Qu’il s’agisse d’un interprète et de son double, en fait une marionnette sosie qui semble prendre vie sous nos yeux, ou encore une volonté de multiplier les saynètes où les objets mêmes semblent être animés de mouvements et d’une volonté propre, sur scène, le public est ainsi invité à laisser de côté les normes traditionnelles et se laisser emporter.
La chose est d’ailleurs parfois franchement étrange; non pas que les gestes, les décors, les accessoires et les rares phrases lancées ici et là soient particulièrement surprenants, voire décontenançants, mais plutôt parce que dans un silence de plomb, avec comme seul bruit celui du système d’aération, ou parfois de cette machine à faire de la fumée cachée sous les estrades, les spectateurs attendent, fascinés.
Ils attendent de connaître la suite du synopsis, certes, les prochains mouvements du ou des personnages, sur scène. Mais, à l’occasion, ils attendent carrément qu’il se passe quelque chose. Pas une fois, cependant, n’aura-t-on jugé que l’action manquait, sur scène. Pas une fois, non plus, n’aura-t-on souhaité quelque chose de peut-être plus accessible, l’imbroglio et le flou ayant en fait un certain effet enivrant sur le public.
Et si Bobo et Momo, un solo fort bien interprété, aura séduit, c’est bel et bien Cycle, un duo, qui s’avérera être l’oeuvre la plus remarquable, mais aussi la plus agaçante.
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Un monde complexe et éclaté
En faisant feu de tout bois, avec quantité d’accessoires et d’éléments de décor servant un moment de cadre théâtral, et quelque instants plus tard de porte d’entrée vers un monde nouveau; en intégrant de la danse et de l’humour absurde dans ce théâtre qui n’en a presque plus que le nom, bien souvent pour notre plus grand plaisir, nos interprètes créent un univers si intrigant, si différent, que l’on finit par souhaiter ne jamais devoir en repartir.
Paradoxalement, c’est l’absence d’une véritable « colonne vertébrale » scénaristique qui sera l’un des principaux attraits et l’une des sources de friction de Cycle. On appréciera cette volonté de laisser amplement de marge de manoeuvre aux spectateurs, histoire que ceux-ci s’appuient sur les éléments présentés sur scène afin de créer leur propre univers théâtral.
Mais on finira aussi par souhaiter que cette enfilade de sketchs finisse par prendre fin. D’autant plus qu’à l’occasion, on devra patienter pendant de longues minutes pour que les deux interprètes finissent par conclure l’un de ces sketchs (ou scènes)… Et décident de passer à la suivante, alors que l’on pensait en avoir terminé.
Il faut peut-être comprendre que le lien entre une oeuvre et le public installé dans la salle peut parfois être fragile, ou encore ténu. Un lien qui pourra peut-être être renforcé en prenant juste un peu plus les spectateurs par la main. Qui sait?
Programme double franchement audacieux, proposition décapante et renversante, Bobo et Momo + Cycle témoigne clairement de la volonté d’Espace libre de sortir des sentiers battus. Et on ne peut qu’espérer, en ces temps de conformité maladive, que cette velléité de changer les choses se poursuive encore longtemps.
Bobo et Momo
Création et interprétation: Morena Prats
Cycle
Création, mise en scène et interprétation: Kimberley De Jong et Jon Lachlan Stewart