Parfois – souvent, en fait –, l’actualité, l’état du monde alimente un sentiment de tristesse, voire de déprime. Fort heureusement, il y a encore la musique, et si l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) n’a aucunement la prétention de régler les problèmes qui affligent notre société, ses musiciens peuvent certainement affirmer contribuer de façon magistrale à disséminer la beauté.
La beauté, oui, même si celle-ci est torturée, comme dans le cadre du concert intitulé Le brillant concerto pour violon de Tchaïkovski, donné plus tôt cette semaine. Avec, en entrée – quasiment en plat de résistance, en fait –, ce concerto, donc. Pour l’occasion, on avait fait appel au soliste arménien Sergey Khachatryan.
Ce dernier a d’ailleurs fait honneur à sa réputation: pendant que son archet faisait vibrer les cordes de son instrument, tout a disparu. Toute la laideur, toute l’anxiété, tout le froid, toute la noirceur… Tout cela a cédé sa place pour qu’il ne reste plus que la beauté, la pureté, la délicatesse.
Ah, il fallait le voir, ce musicien, épaulé par un orchestre retenant presque son énergie et son enthousiasme, alors qu’il nous transportait dans un monde au romantisme délicat, sans jamais trop donner dans l’esbroufe ou l’artifice.
Il fallait aussi voir le chef, Rafael Payare, généralement très expressif, contenir sa force en allant pratiquement jusqu’à s’accroupir derrière son lutrin. Pas question, après tout, de faire dérayer ce frêle esquif, du moins pas avant une envolée lyrique où il pouvait enfin bondir sur ses pieds, en emmenant la musique de l’orchestre avec lui.
Que dire, sinon que ce concerto était magnifique… Saluons aussi ce morceau joué en rappel par M. Khachatryan, que ce journaliste n’a pu identifier, mais dont la beauté douloureuse est venue le prendre aux tripes. D’autant plus que le musicien, pourtant bien entouré, semblait seul, sur scène. Presque gêné, en fait, de susciter autant d’applaudissements de la part de la foule.
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Comme dans un film
Pour compléter cette soirée entamée avec un compositeur russe, pourquoi ne pas choisir un contemporain de Tchaïkovski? Impossible de savoir si celui-ci se serait entendu avec Chostakovitch, mais les gens de l’OSM ont non seulement réussi à marier deux excellents morceaux, mais aussi proposé un clin d’oeil historique.
Car la symphonie no 11 de Chostakovitch vient clôturer, en quelque sorte, l’époque de la Russie impériale qu’aura connue Tchaïkovki pendant toute sa vie. Intitulée L’année 1905, l’oeuvre raconte ainsi le premier grand soulèvement contre le pouvoir tsariste, une dizaine d’années avant la révolution de 1917.
Déjà, le ton était donné: deux harpes, huit contrebasses… Qu’on se le tienne pour dit, Chostakovitch ne fait pas dans la dentelle. Mais ce sont les percussions qui seront à l’avant-plan de cette cavalcade endiablée. Endiablée, oui, car cette Année 1905 a presque tout d’une trame sonore de film – dans le bon sens du terme.
Particulièrement vivante, extrêmement visuelle, l’oeuvre rapporte donc d’abord cette tension prévalant avant que n’éclatent les violences révolutionnaires. Ici et là, les tambours des forces militaires, les violons qui semblent préparer le champ de bataille.
Et là, c’est l’explosion, le sang qui coule, les blessés et tués qui s’effondrent sur les dalles, la folie meurtrière qui éclate. Sur la scène de la Maison symphonique, cordes et cuivres s’en donnent à coeur joie. Et en arrière, on peut entendre les tambours de la guerre, les cymbales des explosions, tous des témoins de la folie des hommes.
Avec, semble-t-il, quelques allusions, ici et là, aux Planètes de Holst, notamment à Mars, Chostakovitch fait se télescoper l’horreur de la violence et la beauté de la ferveur idéologique, dans le cadre d’une lutte contre un pouvoir tyrannique. Un thème universel qui a traversé les époques, nonobstant ce qu’il adviendra de cette fameuse révolution…
À un certain point, le regard de ce journaliste fut attiré non pas par l’orchestre, dirigé d’une main de maître par le chef Payare, mais plutôt par une partie du public installé dans le choeur, derrière les musiciens. On y trouvait plusieurs jeunes, notamment des adolescents. Et s’il est vrai que la musique classique conserve un certain pouvoir d’attraction, y compris avec la musique de films ou de jeux vidéo, ce fut tout une surprise de voir plusieurs de ces jeunes spectateurs hocher vivement la tête en suivant le rythme des percussions, comme si nous étions en plein concert rock ou électronique.
La musique est universelle, a-t-on déjà mentionné, et il certain que l’aspect « épique » de cette symphonie de Chostakovitch a contribué à l’émergence de cette impression d’être transporté sur les rues de Saint-Pétersbourg, il y a plus d’un siècle. À un point tel, en fait, que l’on finit par avoir envie de grimper tout en haut de son siège pour que l’onde de choc musicale nous heurte encore davantage.
Quelle puissance! Quelle beauté! La preuve, hors de tout doute, que Chostakovitch a sa place parmi les grands, les très grands de la musique. Et que l’OSM sait certainement y faire pour rendre une soirée inoubliable.