Avec pour fil conducteur le prix que doivent payer les nouveaux arrivants pour cesser d’être perçus comme des étrangers dans leur pays d’adoption, l’édition intégrale de Bella Ciao retrace les multiples vagues d’immigration italienne en France.
Empruntant son titre à la célèbre chanson paysanne devenue un hymne à la résistance un peu partout à travers la planète, Bella Ciao n’est pas une bande dessinée typique, mais plutôt une sorte de carnet dans lequel Baru, de son vrai nom Hervé Baruela, explore ses origines ainsi que celles de sa communauté et partage ses découvertes avec le lecteur. Mélangeant anecdotes et faits historiques, souvenirs personnels et mémoire collective, la riche mosaïque de récits que contient cet album un peu éclaté dresse au final un portrait, à hauteur d’homme, de l’immigration italienne en France.
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Une large part de Bella Ciao est consacrée à la « smala » de l’auteur, un terme signifiant une « famille nombreuse et encombrante ». Baru brosse entre autres le portrait de son grand-père Domenico et relate sa lutte contre une taupe ravageant son jardin parfaitement ordonné, parle du fait que sa grand-mère Lucia n’a jamais appris le français, évoque son père Terzilio Barulea, qui s’est battu pour la France lors de la Seconde Guerre mondiale et a été fait prisonnier par les Allemands, ou relate l’histoire d’Ezio Zampetti, un sympathisant communiste parti affronter le fascisme en Espagne au sein de la brigade Garibaldi en 1937.
En plus de nous introduire à sa famille élargie, Baru revient sur plusieurs faits historiques, comme le massacre d’une dizaine de travailleurs italiens de la Compagnie des Salins du Midi par des villageois et des ouvriers français à Aigues-Mortes en août 1893, qui s’est soldé par l’un des plus gros scandales judiciaires de l’époque, lorsqu’un acquittement général des accusés fût prononcé. On y apprend aussi que, pour combler les besoins de reconstruction, plus de 6000 Italiens sont venus en France seulement en août 1947, alors que les autorités en quête de main-d’œuvre fermaient même les yeux sur les immigrants entrés illégalement au pays.
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Des conditions de travail difficiles dans les usines pour ces travailleurs italiens traités de « macaronis » et de « bouffeurs de polenta » par leurs collègues jusqu’aux hôpitaux, qui refusaient souvent de soigner ces étrangers considérés comme sales, lubriques, braillards et bruyants, la question du racisme est évidemment bien présente dans Bella Ciao. L’album dépeint également l’engagement remarquable de plusieurs représentants de la diaspora italienne s’étant enrôlés pour lutter au nom d’un pays qui ne semblait pourtant pas vouloir d’eux, et ne les traitait pas toujours avec toute la dignité qu’ils méritaient.
À travers ces récits bigarrés, l’album offre un regard privilégié sur la culture italienne, de la Mourra, le plus vieux des jeux de mains, en passant par la Balila, cette organisation basée sur le modèle de scouts et servant aux fins d’éducation patriotique et d’apprentissage du maniement des armes, en passant par la Saint-Lundi, cette fête aléatoire décrétée par ceux et celles qui étaient encore éveillés au bout de la nuit de dimanche quand le jour se levait et qu’il était hors de question d’aller se coucher, et encore moins d’aller bosser. L’auteur insère même des recettes de cappellettes au bouillon, de risotto aux cèpes ou de tiramisu dans les pages du livre.
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Même si certaines scènes où l’auteur s’insère lui-même dans le récit s’approchent davantage de l’esquisse brute que du dessin fini, les illustrations de Baru dans Bella Ciao sont généralement très belles. Traçant des lignes souples qui semblent en mouvement à l’aide du crayon de plomb et de l’encre de Chine, l’artiste parvient à capturer la sauvagerie humaine lors des émeutes ou des conflits armés aussi bien que l’exubérance des fêtes familiales et l’élégance des hommes en complets au bistro. Certaines pages sont en noir et blanc avec une seule touche de couleur, mais se parent la plupart du temps d’une fine coloration à l’aquarelle.
Le traitement graphique d’ensemble de Bella Ciao renforce cette impression de fourre-tout provenant des histoires qui y sont rassemblées. Baru reproduit en vrac l’affiche de film Riso amaro, la couverture du livre Era Mio Padre de Mario Mosciatti sur la brigade Garibaldi, ou la pochette d’un disque de Claudio Villa. Il insère également des documents d’époque, dont une lettre de demande de naturalisation de la préfecture de Meurthe-et-Moselle de 1934 évaluant la moralité et l’assimilation à la culture française du demandeur. L’album se termine sur une galerie de crayonnés de l’artiste.
Avec Bella Ciao, Baru offre certes un accès privilégié à la culture des Italiens installés en France, mais dépeint surtout le parcours, pas toujours évident, des déracinés, peu importe leur pays d’origine, ce qui donne une certaine universalité aux récits réunis ici.
Bella Ciao – Édition intégrale, de Baru. Publié aux éditions Futuropolis, 416 pages.