Il est probablement un peu particulier de lire John Keegan dans le désordre, c’est-à-dire de s’intéresser d’abord à ses ouvrages sur la Première et la Deuxième Guerre mondiale, puis de se tourner vers The Face of Battle, publié en 1976, qui vint cimenter la réputation de cette historien de la chose militaire. Mais cela n’empêche pas de se retrouver, encore une fois, fasciné par la profondeur de l’analyse que l’on trouve en ces pages.
Trois batailles, donc. Trois engagements militaires, chacun appartenant à une époque et à un type bien précis, mais trois batailles qui, on peut s’en douter, on bien des points en commun et peuvent servir de piliers pour approfondir notre compréhension de ce qui est parfois, de façon erronée, qualifié de « poursuite de la politique par d’autres moyens ».
Entre Azincourt, Waterloo et la Somme, entre les chevaliers en armure, les canons de Napoléon et les tranchées de la Première Guerre mondiale, le lecteur pourra choisir. Mais que l’on parle du Moyen-Âge, du début du 19e siècle, ou de la grande boucherie du début du 20e, Keegan ne cache jamais bien loin ses talents d’historien et d’analyste.
Ainsi, ici, pas de grandes épopées héroïques, ou si peu: nous sommes ici pour comprendre, et non pas pour espérer que le jeune page, le grognard ou le fantassin embourbé dans le no-man’s land triomphe de l’adversité. L’auteur ne délaisse certainement pas le facteur humain, mais il s’agit plutôt d’obtenir un éclairage différent, de décortiquer les différentes phases de ces batailles, de comprendre les faits, les raisons derrière certains gestes, les orientations stratégiques, etc.
Il faut toutefois convenir de quelque chose: le style de Keegan peut sembler « trop » froid, trop analytique. On passera ainsi, entre autres, beaucoup de temps à tenter de déterminer si les fantassins français ont bel et bien attaqué les forces anglaises au corps à corps, à Azincourt. Ou à expliquer pourquoi les bombardements préparatoires à l’offensive de la Somme n’ont pas donné les résultats escomptés.
En ce sens, oui, les ouvrages de l’auteur sur les deux conflits mondiaux peuvent paraître plus « vivants », probablement parce qu’ils portent sur des guerres qui vont perdurer pendant plusieurs années, plutôt que sur des batailles ayant duré de quelques heures à quelques mois.
Cela étant dit, il ne faut pas se laisser berner par ce côté un peu plus académique: les questionnements de Keegan sont tout aussi pertinents, aujourd’hui, qu’ils pouvaient l’être au début des années 1970. Bien entendu, les méthodes militaires ont quelque peu évolué, et même si l’auteur ne pouvait pas vraiment prévoir l’apparition des drones et leur utilisation par centaines de milliers en Ukraine, ses commentaires sur la durée des batailles, mais aussi sur l’essentiel recours à l’infanterie, même avec l’arrivée des unités blindées ou mécanisées, est toujours extrêmement pertinente.
Après tout, que voit-on, en Ukraine? Des chars et des véhicules blindés, certes, mais pour conquérir le territoire, il faut utiliser des soldats se déplaçant à pied. Ceci explique sans doute non seulement la lenteur de l’avance russe, mais aussi le bilan humain extrêmement lourd de l’armée de Poutine, sous le coup des bombardements et des attaques de drones.
Classique indémodable de l’analyse militaire, The Face of Battle a vielli, certes, mais est un ouvrage essentiel pour quiconque veut comprendre les tenants et aboutissants, lorsqu’il est question d’histoire des conflits armés.