Il faudrait attendre presque la toute fin de la représentation de Monstres, soit 1h40, pour que tous les morceaux de cette pièce de théâtre finissent par s’emboîter les uns dans les autres. Avec, comme résultat, une oeuvre fougueuse, parfois brouillonne, mais certainement pertinente sur une réalité tristement ordinaire.
Ordinaire, oui, mais pas dans le sens péjoratif du terme; car cette oeuvre jouée sur les planches de la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier, qui s’intéresse à la dure réalité des enfants « pris » dans le système de la DPJ, la direction de la protection de la jeunesse, s’appuie sur des situations qui ont trop souvent fait l’objet de dénonciations, d’articles, de reportages… Ces cas d’abus, d’agression, voire simplement ces cas d’un système qui craque de partout et qui, ultimement, nuit à ceux et celles qu’il cherche à protéger.
Pour parvenir à leurs fins, les créatrices Marie-Ève Bélanger et Marie-Andrée Lemieux, qui signent ici leur première oeuvre théâtrale, ont combiné trois mondes, trois aspects de cette réalité. Tout d’abord, dans ce que l’on pourrait qualifier de « surface », une autrice raconte son parcours comme « ex-placée » du système.
Ensuite, sous cette surface, nous suivons les aventures aussi rocambolesques que terrifiantes de « Moineau », une jeune fille rescapée d’une famille dysfonctionnelle, avec un père abruti par l’alcool ou les drogues, et une mère forcée de se prostituer pour boucler les fins de mois.
Le troisième monde, enfin, est celui formé par des témoignages de véritables jeunes ayant traversé les eaux tumultueuses du « système ». Ces déclarations ont d’ailleurs été recueillies avec l’aide du Collectif Ex-Placé DPJ, un organisme qui se voue à la socialisation, au soutien et à l’éducation.
Ces trois dimensions vont ainsi alterner, se télescopant parfois au passage; pendant une bonne partie de la pièce, d’ailleurs, on appréciera ces différents points de vue, ces diverses façons de raconter les choses. Cependant, le principal problème de Monstres en est un de ton: le fait de présenter autant de points de vue, autant de versions d’un même univers, en quelque sorte, crée non seulement une dissonance, mais vient aussi casser le rythme de la pièce.
Ainsi, autant la conférence de l’autrice effectuera certes des détours inattendus, autant ces segments s’insèrent entre deux séquences où Moineau, maintenant bien engoncée dans le système, est varlopée de part et d’autre, rebondissant entre familles d’accueil, ses propres parents, et même un centre d’accueil où, nous dit-on, les différences avec les prisons pour adultes sont minimes.
Une réalité terrifiante
Cette réalité, Moineau la vivra avec ses yeux d’enfants; ce qui est nouveau est donc perçu comme fantastique, étrange, bizarre, avec ces membres d’une première famille d’accueil qui utilisent une langue incompréhensible, lorsqu’il est question d’édicter les règles de la maisonnée. Ou comme ces intervenant(e)s de la DPJ, tous et toutes prénommés Josée, qui ont des allures d’extraterrestres et sont carrément incapables de sortir du cadre plus que restrictif de leur « protocole » d’intervention.
Dans un moment particulièrement puissant et touchant, dans le centre pour jeunes, le suicide de l’un d’entre eux ne laissera place qu’à quelques instants de tendresse et de désarroi, avant que « Josée » ne clame que « les contacts physiques sont interdits » entre jeunes.
On aurait, bien franchement, apprécié que l’ensemble de l’oeuvre soit aussi fantaisiste. Ou, à l’opposé, que le ton demeure sérieux tout au long de la pièce. Ici, ce mélange inégal donne l’impression que cette création veut hurler, transmettre coûte que coûte son message, mais que ses propres limites l’en empêchent. Et pourtant, on utilise pratiquement tout l’espace de cette salle Fred-Barry, y compris les estrades destinées aux spectateurs, avec un personnage jouant un membre du public qui critique le point de vue de l’autre, ou même le vestibule, où ledit membre du public va justement s’engueuler avec celle qui espérait que sa conférence se déroule sans anicroche.
Il est à noter, d’ailleurs, que cette volonté de « brasser la cage » se heurte parfois aux limites acoustiques de l’espace. Cette engueulade dans le vestibule? Quasi inaudible. Tout comme certaines déclarations enflammées de ce « membre du public », qui est clairement fâché, mais dont le texte devient justement parfois incompréhensible, sous le coup de la colère simulée.
Tout cela, heureusement, vient seulement ébrécher, mais pas torpiller, cette oeuvre étrange, tarabiscotée, mais certainement efficace et nécessaire. Saluons, d’ailleurs, le jeu fantastique de Laura Côté-Bilodeau, dans le rôle de cette Moineau, un jeu extrêmement physique.
Un peu poquée, à l’instar de bon nombre de ces jeunes qui entrent et sortent du système de la DPJ, Monstres apporte un point de vue très humain à cette crise qui dévore lentement notre société. À voir.
Monstres, écrit et mis en scène par Marie-Ève Bélanger et Marie-Andrée Lemieux
Avec Yann Aspirot, Greg Beaudin, Caroline Bélanger, Marie-Ève Bélanger, Nicolas Centeno, Laura Côté-Bilodeau et Tracy Marcelin
Jusqu’au 8 février, à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier