Alexy Kalam, collaboration spéciale
L’État d’Oaxaca est connu pour sa richesse et sa diversité culturelle. Sur le plan économique, c’est aussi l’un des États les plus pauvres du Mexique; une pauvreté exacerbée par le tourisme et la gentrification. Alors que des dizaines de milliers de visiteurs internationaux y affluent lors d’événements traditionnels comme la fête des Morts, l’indignation se fait jour et gagne en puissance.
Montage: Bernardo Pérez
« La stratégie touristique s’est intensifiée par l’exploitation de ce que la population considère comme un patrimoine traditionnel et qui attire désormais les étrangers à Oaxaca, explique Charlynne Curiel, professeure de sociologie à l’Université autonome Benito Juárez de Oaxaca (UABJO). Les coutumes propres à des populations vulnérables et vivant sous le seuil de la pauvreté sont désormais vendues comme des expériences culturelles pour des personnes privilégiées. »
En octobre, les rues de la capitale sont bondées de touristes pour la fête des Morts.
Un phénomène que l’on observe également en juillet avec la Guelaguetza, une fête traditionnelle aujourd’hui devenue une attraction touristique à Oaxaca. Si ces festivités comportent des racines profondes, leur exploitation commerciale s’est développée de manière fulgurante depuis quelques années. « Le gouvernement a choisi d’exploiter un patrimoine culturel pour faire de Oaxaca une destination touristique, explique la professeure. Alors que les gouvernements parlent de retombées de centaines de millions de dollars, on est loin de voir se résorber les inégalités pour autant. »
Aux défis du tourisme de masse s’ajoutent ceux de la gentrification. Un enjeu d’actualité qui provient principalement de l’arrivée de personnes issues du Nord global. « Au moment de la pandémie, de nombreuses personnes des États-Unis, du Canada et de l’Europe se sont établies à Oaxaca, dit la sociologue et anthropologue. Ce phénomène se poursuit aujourd’hui avec une telle ampleur qu’il engendre une hausse effrénée des prix, ainsi que la transformation de quartiers entiers en zones occupées par des touristes et des gens aisés. »
Une situation rendue possible par certaines lacunes juridiques en matière de logement à Oaxaca. « La gentrification a particulièrement atteint les personnes précaires dans leurs besoins de base, indique l’enseignante de la UABJO. Beaucoup de gens payaient un loyer plus ou moins décent et dans le bail suivant, on l’augmentait soudainement de 4, 5 ou 6 fois ».
Charlynne Curiel note qu’une grande partie de la population se sent menacée. « Le problème de la répartition de richesses et de la classe sociale qui capitalise sur le tourisme est essentiel pour comprendre pourquoi les gens sont mécontents, mais aussi pourquoi il y a un tel manque de volonté politique à réguler les prix, ou encore à promouvoir des mesures comme une taxe spéciale sur l’activité touristique ».
Mouvement social
Le 27 janvier 2024, une manifestation contre la gentrification a eu lieu à Oaxaca; plusieurs organisations sociales ont pris la rue afin de dénoncer la conversion de quartiers entiers en zones touristiques, ainsi que la situation globale d’injustice créée par ce phénomène. Un événement vite devenu viral, principalement en raison de la violence de la répression policière qui a suivi.
La marche s’est terminée par l’arrestation de six personnes. Par la suite, celles-ci ont pris la parole publiquement pour dénoncer une torture psychoémotionnelle, sexuelle et physique durant leur détention. « Je n’ai toujours pas pu sortir faire de l’exercice depuis, en raison des graves blessures que j’ai subies au dos, à cause de leurs agressions physiques, dit Filadelfx Aldaz. Je dois maintenant faire un traitement médical très coûteux, voire inabordable, et je dois en plus composer avec une procédure judiciaire, ce qui est exigeant. »
Filadadelx travaille avec un organisme qui possède une mission exceptionnelle à Oaxaca, la Comedora Compunitaria Nkä’äymyujkëmë (un nom en langue ayuuk, appartenant à la région et à la culture ayuuk, dans l’État d’Oaxaca). L’organisme prépare et distribue des repas aux personnes les plus vulnérables – principalement les personnes migrantes ou sans-abri – dans le centre-ville de la capitale de l’État. « Je vois la racialisation, la criminalisation, les expulsions violentes subies par les personnes ayant moins de ressources en raison du tourisme de masse et de la gentrification », affirme M. Aldaz.
La logique commerciale derrière la gestion de la Guelaguetza et de la fête des Morts l’indigne et cause, à son avis, de graves torts à la population et en particulier aux communautés autochtones.
« On dirait qu’on souhaite nous réduire à ces personnages peints sur certains murs, avec des habits autochtones réduits à un déguisement, afin qu’ils puissent ajouter de plus belles choses à la vue des hommes d’affaires, des fonctionnaires et des touristes et générer davantage de profits », lance-t-il.
Appropriation culturelle
Artiste et sociologue, Cesar Dites a organisé, il y a quelques semaines, un panel sur la gentrification à Oaxaca.
« Les traditions de fête des Morts ou de la Guelaguetza sont indissociables des Nations Premières à Oaxaca, dit-il. Celles-ci sont pourtant aujourd’hui victimes d’une forme d’exclusion lors de ces événements. »
Outre l’espagnol, il existe 16 langues parlées à Oaxaca, dont le zapotèque et le mixtèque. Issues d’une civilisation millénaire, elles sont chacune utilisées par plusieurs centaines de milliers de personnes. « Ce sont des cultures vivantes, soutient M. Dites. Elles sont essentielles à la vie de Oaxaca. »
Le sociologue s’inquiète des impacts du tourisme et de la gentrification au plan culturel. « On voit aujourd’hui des traditions qui sont réduites à l’exotisme et à du folklore, puis commercialisées pour un public blanc, note-t-il. Alors, nous vivons un cas grave d’appropriation culturelle. »
Il souligne qu’une dynamique semblable a lieu lorsque des populations historiques de certains quartiers ou de certaines villes doivent être déplacées pour la hausse des loyers. « On peut penser à Jalatlaco, note-t-il. C’est l’histoire du quartier qui en fait la valeur et ce sont essentiellement les familles qui en sont à l’origine depuis des générations qui doivent quitter les lieux, alors qu’elles devraient être les premières à profiter des revenus générés par le tourisme. »
Vive indignation
« Les traditions perdent leur sens lorsqu’elles sont commercialisées d’une telle manière, affirme Mario Arturo Martínez, photographe de renommée internationale originaire de Oaxaca. Nous vivons les conséquences insidieuses d’une logique au parfum de néocolonialisme. »
Les rues et les bars bondés. Une foule homogène. Sur les terrasses du centre -ville, la clientèle est majoritairement blanche et anglophone. Cette année, une atmosphère glamour étonnante caractérisait la fête des Morts à Oaxaca.
« Il y a eu un moment charnière, en 2017, lors de la sortie du film Coco; c’est à ce moment que des milliers de touristes ont commencé à arriver chaque année pour la Fête des Morts, explique l’architecte et urbaniste Diana García. C’était aussi le début du mandat d’Alejandro Murat. »
Le gouverneur du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a mis de l’avant une stratégie touristique à outrance. En 2022, une coûteuse campagne internationale de promotion du tourisme à Oaxaca se déployait jusqu’à New York.
« Les familles vont pleurer leurs morts dans les cimetières et soudain, des bus entiers de touristes étrangers arrivent, explique l’architecte originaire de la capitale. Aujourd’hui, les principaux quartiers se convertissent en zones touristiques et cela change complètement la dynamique sociale d’endroits historiques comme Jalatlaco. »
Un phénomène qui va de pair avec la gentrification. « De nombreux étrangers états-uniens, canadiens ou européens arrivent avec des attentes à l’endroit de Oaxaca; ils exigent que la ville réponse à leurs exigences au lieu de s’adapter eux-mêmes, explique Martio Arturo Martínez. Plusieurs de ces personnes ne s’intègrent pas et ne travaillent pas, puisqu’elles n’en ressentent pas le besoin; certains ne font même pas l’effort d’apprendre l’espagnol et vivent pour ainsi dire en vase clos dans la ville. »
Une ségrégation qui fait souffler un vent d’indignation. « Oaxaca a toujours été une ville en lutte permanente et aujourd’hui, le ras-le-bol est général », explique le photographe, qui est également enseignant au Centre de photographie Manuel Álvarez Bravo. En tant que citoyens, nous devons adresser cette situation comme il se doit et il y a un mouvement de vive résistance qui gagne en force aujourd’hui à Oaxaca. ».