Il y a quelque chose d’unique, sans doute, lorsque l’on parvient à se libérer de tous les artifices entourant la présentation d’une oeuvre musicale, pour se concentrer uniquement sur l’art et son interprétation. Voilà la proposition franchement étonnante de Ravel Ravel Interval, une oeuvre présentée dès le 29 novembre au Musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM).
Faire abstraction des artifices, certes, mais comment? L’idée de l’artiste Anri Sala, qui avait déjà présenté une première version de sa création à la 55e Biennale de Venise, en 2013, est aussi simple qu’ingénieuse: en utilisant le Concerto pour la main gauche en ré majeur de Maurice Ravel, une pièce littéralement composée pour un pianiste ayant perdu son bras droit lors de la Première Guerre mondiale, M. Sala a filmé de très près deux pianistes à l’oeuvre.
Il y a Louis Lortie, d’abord, puis Jean-Efflam Bavouzet. Et chacun d’entre eux est filmé en plan très, très serré lors de l’interprétation de ce concerto, le public ne pouvant voir que cette fameuse main gauche à l’oeuvre sur le clavier du piano.
Non seulement s’agit-il d’une idée franchement originale, mais le meilleur est à venir: après avoir projeté les enregistrements l’un au-dessus de l’autre, avec une synchronisation des bandes-son, voilà que pour la deuxième déclinaison de sa création, l’artiste a plutôt choisi de projeter ces séquences vidéo l’une derrière l’autre, chacune sur une toile semi-transparente.
Le résultat est bluffant: voilà nos deux pianistes, d’ailleurs impossibles à identifier, dont la main gauche virevolte sur les touches du piano. Voilà deux artistes ramenés à leur plus simple expression, à la fois en communion et en compétition, en quelque sorte… D’autant plus que le rythme n’est pas toujours exactement le simple. MM. Lortie et Bavouzet semblent ainsi se livrer à un fascitant tango: tantôt synchronisés, tantôt éloignés, leur musique se combine, se répond, semble donner un résultat plus grand que la somme de ses parties.
Et dans la pièce plongée dans la noirceur du sous-sol du MBAM, la projection est ainsi organisée qu’il est possible de circuler autour de la projection, mais aussi entre les deux toiles gigantesques. Nous voilà donc à l’intérieur de l’oeuvre, pour ainsi dire, transportés dans un moment de musique aussi intellectuellement abstrait que fondamentalement concret. Ces mains sont anonymes, oui, mais elles sont aussi entièrement là, reliées à des individus faits de chair, de sang et d’impulsions électriques. Et grâce à elles, la musique de Ravel prend vie, deux fois plutôt qu’une.
Proposition en apparence simple, mais dont la complexité se dévoile à mesure que l’on prend le temps de vivre l’oeuvre en question, portés par un désir de s’imprégner de tant de beauté musicale et visuelle, certes, mais peut-être aussi par une envie d’abandonner temporairement le monde extérieur, Ravel Ravel Interval a un petit quelque chose de transcendant. Idéal, donc, pour se laisser emporter.
L’oeuvre est présentée jusquen avril 2025; à noter que Louis Lortie participe déjà à une série de concerts de la Salle Bourgie, intégrée au MBAM, pour la saison 2024-2025.