Les éditions Futuropolis permettent à une toute nouvelle génération de découvrir l’une des premières femmes libre et rebelle de la bande dessinée avec la réédition de Sophie, un album malheureusement trop peu connu de Carlos Sampayo et José Muñoz paru en 1981.
Sophie Milasewicz, une jeune femme de 23 ans sans emploi, habite New York. Cette fille d’immigrés polonais aime la nudité, la sincérité, le feu, la spontanéité, et la musique médiévale. Elle a l’habitude de se promener nue sous son manteau, d’utiliser un langage superlatif, et son plus grand désir est de remuer « cette montagne de merde qu’est le monde ». Par un bel après-midi de l’été 1977, elle sonne aux portes des appartements et harangue les gens au hasard sous prétexte que « derrière chaque numéro, il y a un fils de pute qui planque ses gains, ses perversions, sa vulgarité, ses préjugés et son bulletin de vote ».
Tabassée par un groupe de locataires offusqués qui la laissent nue au beau milieu de la rue, Sophie est arrêtée pour grossière indécence, et son attitude défiante à l’égard des policiers lui vaut un séjour derrière les barreaux. Elle réussit à fausser compagnie à ses geôliers et s’enfuit au Mexique, où elle se lie d’amitié avec les habitants du village d’Aguas Podridas. Elle décide alors d’aider ses nouveaux amis à libérer la « Chingada mère », un personnage notoire de la région, de la prison d’El Alamo où elle est incarcérée, une opération à haut risque étant donné que la jeune femme est recherchée aux États-Unis.
Sophie a été créé par le scénariste Carlos Sampayo et le dessinateur José Muñoz, deux artistes argentins ayant quitté leur pays pour des raisons personnelles et professionnelles, mais qui ont décidé de ne pas y retourner pour des motifs politiques, alors que quatre juntes militaires se sont succédées au pouvoir. Le duo est surtout connu du grand public pour la bande dessinée Alack Sinner. C’est d’ailleurs dans cette série que le personnage de Sophie Milasewicz, fumant cigarette sur cigarette, est apparu pour la première fois en tant que simple cliente du détective, avant d’avoir droit à ses propres aventures solo.
Originalement publié en 1981, Sophie est imprégné de l’esprit punk de l’époque. Racisme, propagande, impérialisme américain, abrutissement causé par la société de consommation, la bande dessinée fait flèche de tout bois avec son scénario aux idéaux révolutionnaires, mais ne tombe jamais dans le militantisme pur et dur ou le prêchi-prêcha, en prenant toujours soin de conserver un ton ludique et irrévérencieux. Autant par la nudité et la violence de certaines de ses scènes que par son propos politique, il s’agit d’un livre s’adressant à un public adulte, et qui évoque une version anarchiste de Tank Girl.
Effectuées d’un trait fin et élégant, les illustrations en noir et blanc de José Muñoz sont aussi délirantes et éclatées que le récit. Les badauds sont dotés de physiques grand-guignolesques et de faciès improbables comme les aimait Fellini, et l’artiste injecte une touche de surréalisme à ses scènes. La tête de Sophie enfle et se déforme après qu’elle ait fumé un joint par exemple. Les cases sont peuplées de squelettes à moustaches vêtus de sombreros, de corbeaux chantants et jouant de la guitare, ou d’une mexicaine géante prenant son envol comme un bombardier et dont les mamelles crachent du lait explosif.
En plus du récit principal, cette nouvelle édition de Sophie contient également Sudor Sudaca (Sueur de métèques en espagnol), la deuxième œuvre du duo regroupant six courtes histoires d’exilés argentins vivant en Espagne, et dont les dessins sont plus réalistes et moins éclatés, mais toujours aussi personnels. L’album se conclut sur Tango y Milonga, une sorte de poème graphique où chaque paragraphe de texte s’accompagne d’une illustration pleine page.
Il ne se fait plus de bandes dessinées comme Sophie de nos jours, et c’est bien dommage. Si vous aimez les albums déjantés, autant en ce qui concerne le scénario que les illustrations, vous apprécierez cette œuvre atypique, et jouissive, de Carlos Sampayo et José Muñoz.
Sophie, de José Muñoz et Carlos Sampayo. Publié aux éditions Futuropolis, 176 pages.