Après plus de deux ans de conflit, la situation est encore largement stable, dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine, aucun des deux camps n’arrivant à effectuer de gains territoriaux significatifs. Et si le Kremlin a réussi à grignoter quelques kilomètres carrés, Becky Alexis-Martin, spécialiste en études sur la paix et le développement international associée à l’Université de Bradford, affirme que les tactiques employées par Moscou sont intenables, à terme.
Comme l’indique la chercheuse, de récentes informations font état de pertes particulièrement lourdes, pour les troupes russes, dans la région du Donbass (est), alors que Moscou tente de s’emparer du plus de territoire possible, notamment dans le contexte d’éventuelles négociations pour un cessez-le-feu. D’autant plus qu’une victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine ouvrirait la voie à la fin de l’aide militaire de Washington destinée à Kiev.
Mais pour l’instant, les assauts russes se poursuivent, et ces attaques sont particulièrement sanglants, les services de renseignement américains faisant état de jusqu’à 1000 tués et et blessés chaque jour. De l’avis de Mme Alexis-Martin, de telles pertes évoquent la tactique dite des « vagues humaines », précédemment employée par la Russie impériale et l’URSS.
Cette méthode est une approche qui se concentre sur la densité des troupes et l’intensité des attaques pour submerger les défenses ennemies sous le nombre. Il s’agit d’une approche typiquement russe, écrit Mme Alexis-Martin, qui est employée depuis près d’un siècle, en s’appuyant sur deux stratégies bien plus anciennes, c’est-à-dire l’attrition et la mobilisation de masse.
Au coeur du concept de l’attrition, on retrouve ainsi la notion d’abondance. Selon la spécialiste, l’ennemi est alors physiquement et psychologiquement épuisé par la force du nombre, alors que vague après vague de chair à canon sont déployées sans relâche.
La mobilisation de masse, quant à elle, peut-être décrite comme de vastes mouvements de troupes vers un lieu spécifique, dans le but de supplanter la puissance de l’adversaire.
Aucune de ces deux approches ne reconnaît la valeur intrinsèque des vies individuelles, souligne la chercheuse.
Une méthode qui a fait ses preuves
De fait, même s’ils étaient dépassés sur les plans de l’organisation et de la tactique, les militaires russes ont réussi à mener une campagne d’attrition contre les forces napoléoniennes, en 1812. Un siècle plus tard, l’empire russe a encaissé des pertes terribles, mais a réussi à lancer des contre-attaques de grande envergure durant la Première Guerre mondiale.
Cette même tactique de la vague humaine est devenue partie intégrante des méthodes militaires soviétiques. D’ailleurs, selon la spécialiste de l’Université de Bradford, le leadership de Joseph Staline, le dictateur soviétique, s’est articulé autour de l’idée que « la quantité possède sa propre qualité » durant la Deuxième Guerre mondiale.
Des batailles essentielles sur le front de l’Est, comme Staligrand ou Koursk, ont impliqué le déploiement de millions de soldats, et l’armée rouge a éventuellement vaincu la blitzkrieg allemande par la force du nombre.
Becky Alexis-Martin apporte toutefois une précision: les victoires du passé ne sont pas garantes de l’avenir. « Mais pour le président russe Vladimir Poutine et ses responsables militaires, il semble que les corps de leurs soldats morts et estropiés sont des dommages collatéraux nécessaires », dit-elle.
Il est ainsi estimé que plus de 70 000 soldats russes ont été tués depuis 2022. Mais il a aussi été signalé que la vitesse à laquelle les cimetières et les hôpitaux se remplissent est en augmentation, Moscou devant se tourner vers des combattants inexpérimentés.
Ainsi, les recrues civiles représentent désormais la plus grande proportion de morts depuis le début de l’invasion, en février 2022. Cette augmentation est partiellement imputable à leur manque de connaissances militaires dans un contexte de combats dans un environnement hostile, face à un ennemi particulièrement motivé.
Mais, souligne la chercheuse, la faute en incombe également à de mauvais soins offerts aux blessés, ainsi qu’à la mauvaise qualité de l’équipement fourni aux soldats. Et même si les médias russes choisissent les images et les informations à rapporter aux habitants du pays, le moral est tout de même en baisse. Le média RadioFreeEurope rapporte également que les épouses et les mères de combattants envoyés au front multiplient les coups d’éclat, en réclamant notamment la fin de la mobilisation.
Sacrifice ultime
Cette dénonciation de la tactique sanglante des vagues humaines n’a toutefois pas fait broncher le président russe; son gouvernement a annoncé son intention de dépenser plus de 250 milliards de dollars pour la Sécurité nationale et la Défense, en 2025, soit 41% de son budget annuel, selon une analyse publiée au début du mois par la Fondation Jamestown.
Par ailleurs, tous les hommes en bonne santé âgés de 18 à 30 peuvent maintenant être conscrits, et Moscou a fait connaître sa volonté de recruter quelque 180 000 soldats supplémentaires, portant à 2,4 millions le nombre de Russes servant sous les drapeaux. Cependant, écrit Mme Alexis-Martin, « cette armée est peu qualifiée et on offre qu’une mauvaise protection au soldat ».
En Ukraine, mentionne la spécialiste, la situation n’est pas la même: les hommes y sont relativement bien entraînés et équipés. Mais face à un important désavantage numérique, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a signé en avril dernier de nouvelles lois abaissant notamment à 25 ans l’âge de la conscription obligatoire.
Malgré tout, écrit encore Mme Alexis-Martin, « les tactiques de vagues humaines de la Russie ne sont pas infaillibles et finiront par s’effondrer ». Après tout, de vastes formations sont des cibles faciles pour les drones et l’artillerie ukrainienne. Et s’il est temporairement possible d’attirer de grands nombres de recrues avec la promesse de primes financières juteuses, ou encore avec la menace d’une conscription forcée, « une armée peu motivée est mal équipée pour la guerre moderne », et Moscou obtiendra éventuellement des résultats de moins en moins attrayants.
Cela explique peut-être pourquoi la Corée du Nord, l’un des rares alliés de la Russie dans ce conflit, aurait dépêché des dizaines de milliers d’hommes vers le front ukrainien. Une situation que Kiev a vivement dénoncée, et que l’OTAN décrit comme « le franchissement d’une ligne rouge ».
Au dire de plusieurs spécialistes, la Russie fait d’ailleurs face à un dilemme: déclarer la mobilisation générale viendrait fracasser le vernis de stabilité maintenu depuis deux ans, alors que les tranches les plus aisées de la population ne sont généralement pas touchées par la guerre. Une guerre qui est encore appelée « opération militaire spéciale » en Russie, sous peine d’emprisonnement.
Pour Becky Alexis-Martin, « le mauvais traitement des soldats et des anciens combattants entraînera des défis à long terme sous la forme de handicaps et de traitements nécessaires pour soigner des syndromes de stress post-traumatique ».
« Alors que Poutine ne semble manifester aucun désir de faire la paix, nous ne pouvons qu’espérer que la machine de guerre russe ne s’épuise d’elle-même – et que les conséquences à long terme ne soient pas fatales. »