Bien que ce type d’exercice ne soit pas nouveau, la cinéaste Meryam Joobeur pourrait bien avoir offert une belle classe de maître sur l’art d’adapter intelligemment un court-métrage en version longue. Non pas sans certaines imperfections – il s’agit d’un premier film après tout –, mais son Mé el Aïn, ou Là d’où l’on vient en français (Who Do I Belong To, en anglais), est une amélioration prenante et impressionnante d’une prémisse qui ne manquait déjà pas de relief.
Avec le très beau court-métrage Ikhwène – ou Brotherhood, en anglais –, la cinéaste d’origine tunisienne établie à Montréal Meryam Joobeur et son équipe se sont rendus jusqu’aux Oscars pour un prix qui leur a finalement échappé.
Cette reconnaissance a néanmoins rapidement décuplé sa renommée après plusieurs créations remarquées, notamment son magnifique Born in the Maelstrom, qui comptait l’actrice surdouée Sasha Lane au générique, un an après qu’Andrea Arnold l’eut découverte et révélée au grand jour dans son inoubliable American Honey.
Ici, pas de visages connus, ou presque, bien que Mme Joobeur reprenne la majorité des interprètes de son court-métrage précédent. Un choix logique, puisqu’il s’agit du même univers auquel elle a ajouté profondeur et poésie, le tout dans le contexte d’une panoplie de décisions brillantes qui se sont avérées gagnantes, comme en a fait foi sa sélection officielle à la prestigieuse Berlinale.
Délaissant les références sociopolitiques plus directes, sans pour autant cesser de pointer un regard critique clair sur l’extrémisme, Joobeur a préféré se tourner vers l’onirisme, tout en donnant une origine précise au départ de son fils, qui revient au bercail avec une mystérieuse épouse voilée.
Ainsi, c’est la guerre qui a enlevé à une mère ses deux fils aînés et ce sont les répercussions de ce conflit qui s’inviteront dans ces retrouvailles sinueuses.
Celles-ci susciteront d’ailleurs leur lot d’inquiétudes et de révélations au fil des chapitres qui divisent le long-métrage.
Une autre façon de voir les choses
Avec une oeuvre plus riche en développements, la cinéaste a aussi fait le choix de changer l’angle du récit en gardant comme protagoniste la mère plutôt que le père, ce qui s’avère plus poignant au niveau émotionnel, mais aussi plus logique, déchirant et fascinant par le fait même.
Hantée par ses propres rêves inquiétants, Aicha, sous les traits de la féroce, mais bouleversante Salha Nasraoui, repousse les limites à savoir jusqu’où l’amour d’une mère pour ses enfants peut dépasser la réalité, lorsque tous les éléments semblent pointer vers le pire.
Le point de vue adopté n’empêche toutefois pas la réalisatrice de proposer un drame familial nuancé qui n’est pas sans rappeler les plus grandes tragédies grecques. Toute la distribution a d’ailleurs une force dans son regard, qui sait transmettre un lot épatant d’émotions, à commencer par Mohammed Grayaâ – imperturbable dans le rôle de Brahim, le père qui essaie d’être plus cérébral face au retour inattendu.
Il en va de même pour les trois véritables frères Chaker, Rayene et Malek Mechergui, trois rouquins aux taches de rousseur distinctes, dont le naturel et le talent pour des non-professionnels n’est rien de moins qu’impressionnant.
Si le rythme plutôt lent, posé, monte un peu en crescendo à mesure que l’étau se resserre et qu’on se rapproche de la vérité dont les indices sont livrés au compte-gouttes, Joobeur fait montre d’un don inné pour des images évocatrices d’une force poétique indéniable.
Une touche qui avait marqué dans son Born in the Maelstrom, mais qu’on avait un peu délaissée dans Brotherhood.
En refaisant équipe avec le directeur photo Vincent Gonneville, et avec un budget qu’on imagine plus conséquent pour cette coproduction impliquant pas moins de six pays, la réalisatrice tire profit des paysages, de la nature tantôt menaçante, tantôt réconfortante, mais aussi des couleurs, principalement dans les somptueuses scènes de visions.
L’apport musical de son autre collaborateur régulier, le prolifique Peter Venne, aide également beaucoup à adoucir par la beauté cet univers qui, on l’avouera, deviendra de plus en plus dur, jusqu’à atteindre un point de non-retour aux limites du supportable, bien que nécessaire pour l’avancée du récit.
Certes, on peut dénoter quelques petites failles dans le rythme qui ne dose pas toujours bien l’attente versus les moments plus importants, tout comme ces décisions casse-gueule qui ne fonctionnent pas toujours.
On est quand même passé d’une vingtaine de minutes à deux heures, alors que ratisser plus large risque toujours d’apporter son lot d’éléments en suspens. Surtout, aussi, parce qu’on a tout construit en fonction de la chute, délaissant au passage des situations qui auraient pu être davantage développées.
Là d’où l’ont vient a tout de même des allures de fenêtre sur une réalité impossible à ignorer, un pari sur l’art pour rendre l’insurmontable plus tolérable. C’est aussi la démonstration des possibles quant à l’expansion d’un univers dont il restait encore bien des choses à explorer.
Le tout est élégamment exhibé par Joobeur, ici, autant sur le fond, via la finesse de son écriture, que sur la forme, avec sa maîtrise technique.
S’armant d’une douceur qui ne la quitte jamais, et d’une richesse cinématographique et poétique qui se retrouve dans tous les plans, la cinéaste signe ici un premier long-métrage marquant qui ne nous quittera pas de sitôt.
7/10
Mé el Aïn (Là d’où l’on vient) a été vu dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma de Montréal. Distribué au Québec par Maison 4:tiers, sa sortie est prévue le 1er novembre prochain.