Si l’objectivité est impossible en documentaire, on ne savait certainement pas que le genre pouvait devenir aussi meta. Une réussite improbable, mais hallucinante que le cinéaste Alex Ross Perry parvient à atteindre avec Pavements, basé sur le groupe des années 1990 du même nom (sans ce « s » qui prendra tout son sens devant le film), en transformant, littéralement, son oeuvre sur un sujet d’art, en véritable(s) oeuvre(s) d’art en soi.
Rarement aura-t-on vu un film qui nous pousse autant dans un désir urgent de tout rechercher ce qu’on nous expose sous les yeux. Le comble, pourrait-on croire, d’un documentaire, dont la principale fonction est pourtant de documenter. Sauf qu’ici, l’exercice est revigorant, tellement les clins d’oeils et les références témoignent d’un grand génie. Et ce, qu’on connaisse ou non le sujet du documentaire.
Pour les néophytes, disons que même lorsque le générique de fin sera en train de rouler, plus de deux heures plus tard, on aura du mal à déterminer si ce groupe a vraiment existé, tellement le résultat plus grand que nature semble brouiller les pistes entre la réalité et la fiction.
Certes, les images d’archives ne trompent pas, mais il y a plus dans ce documentaire a priori conventionnel qui a certainement davantage en commun avec des documenteurs comme This is Spinal Tap qu’on pourrait le croire.
Difficile, donc, de parler librement du film sans en brûler quelques punchs.
Ici, on cherche à documenter non seulement l’historique du groupe, mais aussi sa réunion lors d’une tournée de 30e anniversaire (repoussée, pandémie oblige); l’ouverture d’un musée éphémère sur le groupe, mais aussi la création simultanée d’une comédie musicale de type jukebox avec les hits du groupe, co-réalisée par le réalisateur du documentaire qui nous intéresse. Sans oublier un film biographique également réalisé par la même personne.
Y a-t-il anguille sous roche? Possiblement. Il faut faire preuve de beaucoup de naïveté et d’une confiance aveugle pour ne pas s’interroger au moins une fois, durant le long-métrage, sur la véracité de celui-ci, malgré tout le sérieux exhibé par tous ceux qui y sont impliqués.
Sauf que le tout a plus ou moins réellement eu lieu, à petite ou grande échelle. Vous n’avez qu’à faire quelques recherches sur le net pour réaliser que la création de ce film a certainement repoussée les limites du possible, un peu comme I’m Still Here l’avait fait, avec moins de succès avouons-le, lorsque l’acteur Joaquin Phoenix avait fait croire au monde entier qu’il délaissait son métier d’acteur pour devenir rappeur.
Ou encore quand le regretté Morgan Spurlock a ouvert un restaurant de type fast-food pour la suite de son documentaire à succès Super Size Me, Super Size Me 2: Holy Chicken, restaurant qui n’est resté ouvert que durant quatre jours seulement.
Ici, on semble suivre le trajet logique du chouchou du cinéma indépendant américain Alex Ross Perry, qui après plusieurs excellents films plus discrets, a atteint la reconnaissance avec son énième collaboration avec Elisabeth Moss et son exploration du milieu des rockstars dans le brillant Her Smell.
Il s’agissait d’ailleurs certainement de son projet le plus ambitieux à ce jour… avant Pavements.
En multipliant les formes artistiques, en renouant avec le milieu musical et en se commettant entièrement à la tâche (d’après une idée originale créée de concert avec Stephen Malkmus, l’un des fondateurs du groupe, suite à une commande du label Matador Records également producteur du projet), on se retrouve avec un objet franchement original qui se permet une multitude de choses.
D’une part, on retrouve un documentaire au travail de recherche et de montage d’une immense richesse (l’assemblage des archives par son fidèle collaborateur Robert Greene rappelle certainement la folie du très amusant The Sparks Brothers de Edgar Wright ou le brillant et exaltant The Beatles: Eight Days a Week – The Touring Years de Ron Howard), une lettre d’amour à un groupe qui malgré son statut culte n’a jamais eu le succès qu’il aurait mérité, un accès inédit à la création, mais aussi une critique indéniable du traitement des artistes et comment on veut leur rendre hommage ou tout simplement tenter de faire la piastre avec leur succès. Une fois qu’on aura décortiqué les multiples couches du film, ce regard doux-amer sur le succès vaut certainement son pesant d’or.
Vous aurez donc compris que même si de vrais acteurs, incluant Jason Schwartzman (qui était de la distribution de deux des précédents films de Ross Perry), jouent dans Range Life, sorte de biopic mielleux d’apparence pénible à la Bohemian Rhapsody qu’on mentionne ironiquement à plusieurs reprises, vous ne risquez pas de trouver aucune véritable trace de ce film, qui n’a été présenté qu’une seule fois.
Même chose pour la comédie musicale Slanted! Enchanted! qui malgré la présence de Zoe Lister-Jones, a seulement été présenté à deux reprises. Par contre, toutes les critiques et tous les textes cités dans le film ont vraiment été publiés.
Sans nécessairement être du même calibre expérimental comme un certain I’m Not There de Todd Haynes, qui s’est lui-même essayé au documentaire musical plus conventionnel avec The Velvet Underground, ce Pavements est certainement une oeuvre unique à l’image de son sujet (ils avaient d’ailleurs écrits dans l’une de leurs chansons en 1997: « You’ve been chosen as an extra in the movie adaptation of the sequel to your life »), c’est-à-dire d’une immense richesse. La preuve qu’il est encore possible de réinventer le documentaire, mais aussi de faire des choses qui sortent de l’ordinaire. Un cadeau inédit pour les fans du groupe et certainement tous ceux à venir, tout comme aux cinéphiles.
9/10
Pavements est présenté une seconde fois dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma de Montréal le dimanche 20 octobre prochain à 19 h au cinéma Quartier Latin.
Si MUBI détient les droits de distribution, ce qui sous-entend qu’il sera disponible ultérieurement sur leur plateforme, et qu’Utopia est en charge de sa sortie en salle aux États-Unis, une date de sortie n’a pas encore été annoncée.