Quelque chose comme une grande oeuvre: dans la petite salle d’Espace libre, un décor aux allures de forêt aussi luxuriante que soumise à un lent pourrissement abrite trois femmes. Trois représentations de la forme féminine, avec leur complexité, leur profondeur, leurs désirs, leurs craintes. Bienvenue dans Cher journal; une mutation.
« Je suis très heureuse de lancer ce cycle », mentionnait en entrevue, quelques jours avant la première, la créatrice et principale interprète Pénélope Deraîche-Dallaire, en parlant de la section « Matières intimes » de la programmation du théâtre.
« Il y a une direction très forte derrière Matières intimes, et je trouve ça touchant de faire partie de ce cycle-là. »
Selon l’artiste, il s’agit à la fois « d’une écriture scénique et d’une écriture textuelle », avant de « voir ensuite comment cela peut se rejoindre ».
« Dans un premier temps, je ne me censure pas du tout; c’est par la suite que j’essaye de comprendre mon geste, et que je crée des liens et fait des choix un peu plus conscients. Cher journal est la suite d’une pièce que j’ai écrite dans le cadre de mon mémoire de création. C’est sur le sujet de la peur de représailles que l’on peut ressentir lorsque l’on est une femme et que l’on s’affiche publiquement, ou que l’on va porter des propos féministes sur scène », a-t-elle ajouté.
Et les champignons, dans tout cela? Car dans Cher journal, toujours sur la scène encombrée d’Espace libre, ces champignons, à la fois symbole de la décadence, en quelque sorte, mais aussi du renouvellement, de la transformation de la vie, sont partout et nulle part à la fois. D’ailleurs, l’interprète va elle-même commencer sa prestation sur un gigantesque champignon situé au centre de l’espace.
À travers cette litanie, donc, sur la vie d’une femme ordinaire, on plonge peu à peu dans la démesure; l’achat d’un terrain, dans les bois, afin d’y faire construire une maison est l’occasion d’explorer ce qui rattache l’humain à la nature, ce qui lie le corps féminin à la fécondité des bois, mais aussi à son aspect sauvage.
Devant l’audace, devant la liberté de Mme Deraîche-Dallaire, on devient stupéfaits, voire abasourdis. De voir qu’une telle liberté a été confiée à une artiste – même si Espace libre a déjà l’habitude de donner dans l’originalité – est franchement fascinant. De fil en aiguille, d’ailleurs, l’artiste, entourée de ses deux collègues, délaisse la parole pour se concentrer davantage sur le vécu, sur ce qu’il est physiquement possible d’accomplir. Comme si le corps devenait son propre personnage, comme si nous étions emportés vers un monde où tout est terriblement tangible, terriblement vivant et mort à la fois.
« Je m’intéresse beaucoup à la mort », confie d’ailleurs Pénélope Deraîche Dallaire, avant d’ajouter avoir « beaucoup travaillé sur des tableaux vivants de femmes mortes ».
« Des espèces de corps avec des champignons… ces corps ont ensuite pris vie et se sont élaborés, ce qui m’a mené à poursuivre le travail sur la thématique du champignon, pour sa capacité de transformation et de résistance. »
En fait, on ne voit pas Cher journal; une mutation. On va plutôt vivre l’oeuvre, la laisser entrer en nous pour quitter les estrades d’Espace libre et voyager, avec les interprètes, dans un monde aussi effrayant que porteur d’espoir, aussi sombre que lumineux, aussi vivant qu’en pleine décomposition. Quelque chose comme une grande oeuvre, en effet.
Cher journal; une mutation, de Pénélope Deraîche-Dallaire, accompagnée de Catherine Beauchemin et Catherine Cédilot
À Espace libre jusqu’au 28 septembre