Jeik Dion a adapté en bande dessinée des auteurs québécois de renom comme Bryan Perro et Patrick Senécal, il a étendu l’univers du film Turbo Kid et a même signé son propre scénario avec l’album Chanson noire. Profitant de la sortie de Skate Park, son plus récent album dans lequel des adolescents s’affrontent lors de courses de patins à roulettes et de skateboard au sein d’un monde postapocalyptique, Pieuvre a eu le plaisir de s’entretenir avec ce prolifique artiste.
Tu as commencé à faire de l’illustration vers l’âge de 15 ans. Tu as travaillé dans le monde du jeu vidéo, dans l’industrie musicale. Comment en es-tu venu à la bande dessinée?
Jeik Dion : C’était ça mon plan de départ. C’est juste que les autres trucs me sont arrivés. Tu sais, des fois, on ne choisit pas vraiment son chemin de vie, son parcours. Dans le fond, j’ai tout le temps voulu faire de la bande dessinée. Ça a adonné que j’ai commencé en jeu vidéo. Après ça, j’ai fait de l’illustration. J’en fais toujours, d’ailleurs. Mais ça a tout le temps été la BD, mon premier amour. C’est ce que je voulais faire dès le départ.
Est-ce qu’il y a un auteur, un dessinateur, une série qui t’a accroché et donné le goût de faire de la bande dessinée?
Jeik Dion : Il y a trois piliers que je nomme tout le temps. Ça a commencé avec Gotlib, puis tout ce qui est franco-belge, donc Franquin avec Gaston Lagaffe puis Spirou et Fantasio. Mais Gotlib, c’est le premier que j’ai lu très jeune et qui m’a donné la piqûre. Après, j’ai découvert les comics américains avec Frank Miller. Ça a été très formateur pour moi. J’ai compris que la BD pouvait être d’autre chose que juste des aventures et des gags. Que ça pouvait aller plus loin narrativement. Puis le troisième, c’est Toriyama avec Dragon Ball. C’est là que j’ai vraiment compris que le manga pouvait ajouter quelque chose narrativement, juste dans le rythme. Je lisais un Dragon Ball, puis c’était comme écouter un film de Kung-fu. Un combat pouvait durer 300 pages. Ça me faisait capoter. C’est les trois gros piliers. Évidemment, après ça, je pourrais en nommer tout le reste de l’après-midi.
Tu as été très prolifique dans les dernières années. Tu as signé l’adaptation en bande dessinée du Aliss de Patrick Senécal, qui est probablement son roman le plus iconique. Comment est-ce arrivé? Est-ce que c’est toi qui voulais faire le projet, ou c’est lui qui t’a approché?
Jeik Dion : Non, c’est moi. J’avais lu le roman, puis un moment donné, j’ai rencontré Patrick. C’était à la projection d’un de ses films. Je lui ai demandé directement « Si tu avais un de tes romans adaptés en BD, ce serait lequel? ». Il a dit « Probablement Aliss. »
Surtout que c’est trop trash pour en faire un film.
Jeik Dion : Exactement. Ça, c’est la grosse affaire qu’on expliquait aux gens. Tout le monde disait « Pourquoi ne pas faire un film? » Si c’était un film, il faudrait enlever toute la sexualité et toute la violence. J’ai rencontré Patrick, et je lui ai montré mes sketchs. Il a dit « Ça ressemble beaucoup à ce que je vois dans ma tête », et on s’est lancé dans ce projet-là. Ça a été quand même deux ans de travail non-stop, mais c’était un méchant beau trip.
On te connaît surtout comme dessinateur, mais tu as ensuite signé le scénario de l’album Chanson noire. Comment t’es venue l’idée de scénariser, et est-ce que tu as aimé l’expérience de faire les deux, les dessins et le texte?
Jeik Dion : Au départ, je voulais faire mes propres histoires, et c’est le parcours de la vie qui m’a amené plein de projets qui étaient super le fun, mais là-dedans, il n’y a rien qui m’appartenait. J’ai commencé avec Amos Daragon. Ça appartient à Bryan Perro évidemment. Après ça, Turbo Kid. Ensuite, j’ai fait Jardin mécanique, qui est basé sur un groupe de musique. Puis Aliss. Je ne peux pas faire une suite à Turbo Kid si ce n’est pas moi le créateur. J’ai donc eu envie de raconter mes propres histoires. C’est un peu en travaillant avec Patrick (Senécal). C’est lui qui m’a mis en confiance. Parce que, veux, veux pas, on parlait beaucoup pendant qu’on développait Aliss. Il n’arrêtait pas de me dire « Tu sais, t’es un storyteller, tu devrais écrire tes propres histoires ». C’est parti de là, puis j’ai adoré ça, évidemment. J’ai eu la piqûre. C’était très stressant au début, parce que t’as un peu le syndrome de l’imposteur. Mais finalement, j’ai eu une nomination au Bédéis Causa pour meilleure BD de l’année. Ça donne une méchante belle tape dans le dos.
Tu viens récemment de faire paraître Skate Park. Ce n’est pas ta première collaboration avec Dominique Carrier?
Jeik Dion : Non. C’est un ami d’adolescence. On a écrit de courtes histoires ensemble, et on a fait beaucoup de fanzines. J’ai tout le temps admiré son écriture, il écrit comme personne d’autre. C’est tout le temps dans la nuance, l’atmosphère et la subtilité. Skate Park, c’est un projet qu’on a développé il y a très longtemps. C’était censé être un fanzine à la base, mais j’ai commencé à m’appliquer plus sérieusement au dessin, et là, on s’est tous les deux rendu compte qu’on s’embarquait dans un projet qui nous dépassait un peu. C’était supposé être 100 pages, finalement c’est devenu 300. À la toute fin, on a approché Front Froid pour leur demander « Seriez-vous intéressé à l’éditer »? Front Froid était d’accord, puis rendu là, j’ai eu l’idée de faire un album couleur. J’ai contacté mon amie Charlotte Gagnon-Soucy, qui est une autrice à part entière et qui a fait une job extraordinaire. Elle a vraiment fait une belle job. Ce n’est pas juste de la couleur.
Maintenant que tu en parles, c’était justement une de mes questions. Ça semble assez simple comme principe, mais personnellement, je n’ai jamais vu ça auparavant. Qui a eu l’idée d’imprimer directement sur des feuilles de couleurs? Parce que ça vous permet d’utiliser juste un autre ton en plus du noir, et ça crée une palette vraiment intéressante.
Jeik Dion : Merci de dire ça. C’est vrai que moi non plus, je n’ai pas vu beaucoup de BD qui ressemblaient à ça. Au départ, je voulais juste que ça soit en noir et blanc, mais imprimé sur du papier jaune. Finalement, c’est en développant avec Charlotte qu’on s’est dit, si on peut choisir n’importe quelle couleur, ça serait le fun que ça change de scène en scène. Donc, c’est un peu ensemble qu’on a développé ça. Je trouve que ça crée vraiment un look unique. Puis on pense à la mise en couleur de Charlotte, mais c’est aussi elle qui faisait les ombrages avec sa couleur, la lumière. Il y a tout un autre côté quasiment narratif qu’elle a réussi à amener.
Il y a toujours eu une énergie punk dans tes dessins, avec un côté un peu brut dans le bon sens du terme et des lignes fougueuses qui dépassent. Je me demandais, est-ce que tu travailles à la main ou par ordinateur?
Jeik Dion : J’adore les deux. Turbo Kid a été fait complètement dans Photoshop. Après ça, Aliss a été fait sur papier avec de l’encre et de l’aquarelle. Chanson noire a été fait au complet sur l’iPad. Pis Skate Park a été dessiné à la main sur papier, mais la couleur a été ajoutée par ordinateur. Je varie tout le temps entre les deux.
Tu as toujours une griffe graphique assez reconnaissable, mais je trouve que dans le cas de Skate Park, on dirait que tes dessins, même le format du livre, sont un peu plus influencés par le manga. Est-ce que c’est parce que tu trouvais que ça se prêtait mieux à l’histoire?
Jeik Dion : Exactement. Quand je parlais de Dragon Ball tantôt, comment découper une action et la faire durer longtemps, c’est exactement ça que je voulais faire. Donc, merci du compliment, parce que c’était ça l’objectif.
Ça ne doit pas être évident de dessiner des villes postapocalyptiques en ruines. Est-ce que tu t’es inspiré de films, de modèles? Comment es-tu arrivé à créer cette ville?
Jeik Dion : Il y a eu beaucoup de recherche de ce côté-là. Évidemment, une de mes bibles que j’avais tout le temps sur mon bureau en travaillant sur Skate Park, c’est Akira d’Otomo. Là-dedans, il y en a en masse de la ville détruite! Je le feuilletais régulièrement juste pour m’inspirer et essayer de comprendre. Ce qui est spécial de dessiner une ville détruite, c’est qu’il faut que tu la construises avant de la détruire. Il faut quand même que tu respectes les lignes de perspective, la structure des bâtiments. C’est vraiment là qu’Otomo a été un méchant beau prof pour cette expérience.
Tu fais beaucoup d’horreur, de science-fiction, de fantasy. Qu’est-ce qui t’attire dans la BD de genre?
Jeik Dion : Pour vrai, j’aimerais ça avoir une grosse réponse philosophique, mais c’est juste parce que j’ai grandi là-dessus. Je trouve que généralement, ça permet un dialogue avec les lecteurs qui est plus libre. Quand on parle de vrais trucs, si on fait une BD, admettons, sur une vraie tragédie, veux, veux pas, les gens vont écouter ton histoire, mais on parle de quelque chose qui est sérieux, qui est vrai. Tandis qu’aussitôt qu’on touche au genre, on s’approche plus de l’allégorie, de la métaphore. Les gens peuvent plus facilement l’interpréter de leur propre manière. Ça, c’est quelque chose que je trouve bien intéressant. Mais la vraie raison pour laquelle je fais ça, c’est vraiment parce que j’ai grandi là-dessus. J’ai grandi sur les films d’horreur que j’écoutais avec mon père quand j’étais tout petit. Autant Robocop que Wizard of Oz (rires).
Tu as été invité au Festival d’Angoulême cette année. Est-ce que c’était ta première fois?
Jeik Dion : C’était ma première fois et c’était extraordinaire.
Ça doit être toute une expérience parce que c’est quand même la Mecque de la bande dessinée.
Jeik Dion : Exactement. C’était tellement… J’ai juste le mot en anglais là, overwhelming. C’est parce que la ville, c’est une toute petite ville d’environ 45 000 habitants, mais pendant la fin de semaine du Festival, il y a 200 000 visiteurs. La ville au complet se transforme en Festival de BD. On est continuellement en train de croiser des auteurs, de se faire inviter à des trucs. C’était bouleversant d’émotions, mais dans le bon sens.
Est-ce que la BD québécoise est bien reçue à Angoulême?
Jeik Dion : Oui, on a eu un super accueil. Ce qui est particulier d’Angoulême, c’est que c’est vraiment des fanatiques de BD. Ce n’est pas tant le public large, c’est vraiment des gens qui s’intéressent à la BD. Quand ils venaient nous voir, les Québécois, ils voulaient découvrir la BD québécoise. Ce n’était pas juste quelqu’un qui se promène et qu’il y a quelque chose qui attire son attention. Ils venaient nous voir directement pour découvrir la BD québécoise. Juste ça, c’était un méchant beau trip.
Je présume qu’au Québec, on fait de plus en plus de BD, mais on a une personnalité qui se démarque par rapport à la bande dessinée franco-belge?
Jeik Dion : Complètement. C’est ça, la force de la BD québécoise. C’est sa diversité. D’avoir, d’un côté, des Zviane, des Jim Beaulieu, des Sam Cantin, puis de l’autre côté, des Olivier Carpentier avec Far Out, puis Cab avec Utown, ou Axelle (Lenoir) avec Passages secrets. C’est tellement diversifié. Ça va dans tous les sens. C’est ça, notre richesse, en fait.
Est-ce que tu peux nous dire sur quoi tu travailles? Quels sont tes futurs projets?
Jeik Dion : Hé là là! Je ne peux pas rien dire, parce que ça n’a pas été annoncé encore, et je ne veux pas non plus faire de la promo trop rapidement pour quelque chose qui n’est même pas officiel. La seule chose que je puisse dire, c’est que ça va être encore un scénario signé de moi. Mon prochain projet, c’est moi qui l’écris.
Skate Park, de Dominique Carrier, Jeik Dion et Charlotte G. Soucy. Publié aux éditions Front Froid, 300 pages