Il aura fallu attendre trois bonnes années pour avoir droit au second (et dernier) tome de La Bête, mais avec cette conclusion, on peut maintenant affirmer que Zidrou et Frank Pé ont créé une version très personnelle du marsupilami qui plaira autant aux lecteurs de longue date qu’à ceux et celles dont c’est le premier contact avec le célèbre animal créé par André Franquin.
Capturé en Palombie par les Indiens Chahutas et revendu à des braconniers sans scrupules, le marsupilami est parvenu à fausser compagnie à ses geôliers au port d’Anvers après une pénible traversée de l’Atlantique à bord du navire Condor. Écumant la ville à la recherche d’un endroit tranquille où se cacher, l’animal est alors recueilli par François Van Den Bosche, un garçon de 12 ans qui a la manie de ramener à la maison tous les animaux éclopés qu’il trouve au grand dam de sa mère Jeanne, une femme monoparentale ostracisée en raison de sa relation avec un soldat allemand durant l’occupation de la Belgique.
Le premier tome de La Bête (lire notre critique ici) se terminait sur une note déchirante. Ayant mordu un élève, le marsupilami et toute la ménagerie de François à l’exception de Zat, son vieux cheval alcoolique trop gros pour entrer dans le fourgon, se sont retrouvés à la fourrière. Si le zoo d’Anvers accepte d’accueillir l’étrange animal surnommé « Lange staart » (« Longue queue »), tous les autres sont destinés à se faire euthanasier par le vétérinaire. Nous sommes à la veille de la Saint-Nicolas lorsque s’ouvre ce second et dernier volume, au ton beaucoup moins sombre que le précédent. François met sur pied une opération pour sauver son nouvel ami, ce qui déclenchera une poursuite effrénée dans les rues de Bruxelles.
Selon la mythologie établie par André Franquin, le créateur original du personnage, le marsupilami a été trouvé dans la forêt vierge de Palombie, un pays imaginaire situé à proximité du Brésil, par Spirou et Fantasio dans l’album Spirou et les Héritiers. Toutefois, avec La Bête, Zidrou et Frank Pé imaginent un antépisode au cours duquel la célèbre créature jaune tachetée de noir et dotée d’une impressionnante queue préhensible mesurant 8 mètres 53 a visité la Belgique une bonne année plus tôt. En dehors de cette petite liberté, qui finit tout de même par rejoindre la continuité officielle, leur récit se démarque avant tout par une version beaucoup plus réaliste et sauvage du sympathique animal.
À travers la figure du marsupilami, La Bête aborde les différentes façons dont les humains interagissent avec les animaux. Il y a ceux qui cherchent à les exploiter, comme les braconniers capturant des spécimens exotiques au nom du profit ou le professeur Sneutvelmans, un cryptozoologue cherchant à mettre la main sur la mythique créature afin d’accroître sa renommée personnelle. À l’image des employés de la fourrière, certains les considèrent comme une nuisance ou une menace, qui les renvoient à leur propre animalité. Finalement, il y a ceux qui les aiment inconditionnellement tel François, un gamin solitaire et victime d’intimidation qui se lie d’amitié avec l’improbable bestiole.
Tout en nous plongeant dans le monde de l’enfance, La Bête rend également hommage à l’époque où Franquin a créé le marsupilami, à la Belgique d’après-guerre, ainsi qu’à l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge. On peut voir par exemple un exemplaire du numéro 48 du Journal Tintin du 30 novembre 1955 sur le lit de François. Dans le bureau du cryptozoologue, on distingue le crâne d’Astérix avec son casque à plumes sur une table. On trouve même une référence à monsieur De Mesmaeker! Malgré son humour généralement bon enfant, certaines blagues s’adressent manifestement aux adultes, notamment cette mention de la « maladie de la queue flasque », qui se transmettrait à l’homme et affecterait sa virilité.
Frank Pé est l’un des illustrateurs animaliers les plus doués du 9e art, ce que les lecteurs de sa série Zoo savent déjà. Il était donc le choix idéal pour créer cette version plus réaliste et fauve du marsupilami. À l’exception de la finale, avec ses planches lumineuses et ensoleillées, les paysages hivernaux de la Belgique parsemant l’album se parent de teintes ternes sur lesquels les personnages plus colorés se détachent. Les visages sont pour la plupart caricaturaux, avec des nez énormes et des bouilles improbables, sauf ceux de François et sa mère, qui ont des traits nobles et beaux. Pé possède un excellent sens du mouvement, alors que les membres de certains protagonistes sortent de leur case, ce qui rend la composition encore plus dynamique.
La Bête constitue à la fois une ode à l’enfance, aux animaux et à l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge. Il est impossible de rester insensible devant ce récit touchant et magnifiquement illustré, dans lequel Zidrou et Frank Pé parviennent à réinventer le marsupilami avec un grand respect pour le travail d’André Franquin.
La Bête – Tome 2, de Zidrou et Frank Pé. Publié aux éditions Dupuis, 209 pages.