Avec ses papillons totalitaires, ses garde-chenilles, ses films de chèvres interdits et ses narictomies, la bande dessinée Papillonie utilise l’humour absurde avec brio pour parler de la vie sous un régime politique dictatorial. Afin d’en apprendre davantage sur la création de cet album singulier réalisé à quatre mains, Pieuvre s’est entretenu avec ses deux créateurs, Dwin Mitel et Val-Bleu.
Comment vous êtes-vous rencontrés et qu’est-ce qui vous a donné envie de faire une bande dessinée ensemble?
Val-Bleu : En fait, on est un couple. On s’est rencontrés pendant la COVID. Dès le début de notre relation, on a commencé à s’inventer une histoire qui a progressé au fil du temps, jusqu’à ce que ça devienne plus que juste des niaiseries qu’on se racontait, et on a eu le goût de faire un vrai projet avec ça.
Dwin Mitel : On se lançait beaucoup de blagues et de défis de dessin. Donc, c’était vraiment assez naturel, en fait.
Val-Bleu : Mais ça a vraiment commencé comme un jeu, dans le fond.
Dwin, tu es né en Roumanie. Est-ce que c’est l’ambiance du pays sous Ceausescu qui a inspiré Papillonie?
Dwin Mitel : En fait, oui, comme point de départ, si on veut. Je suis arrivé ici quand j’avais trois ans, juste avant la fin. C’est vraiment à travers mes parents que je l’ai vécu. Donc, la Papillonie n’est vraiment pas une représentation de la Roumanie…
Ah non?
Dwin Mitel : Non (rires). Mais les sujets abordés et les détails, oui. Comme se faire écouter, ou être surveillé, mais ça serait plus représentatif de n’importe quel autre pays dictatorial. C’est vraiment juste un point de départ, la Roumanie.
On voyait davantage ce genre de régime-là à l’époque de la guerre froide, mais on assiste à un retour en force des hommes forts et des régimes de droite totalitaire. Donc, votre sujet est extrêmement d’actualité.
Dwin Mitel : Oui, oui.
Val-Bleu : La Roumanie a servi de point de départ, mais en même temps, beaucoup de choses sont plus inspirées de l’actualité que du passé.
Dwin Mitel : Comme le confinement pendant la pandémie. C’était, veux, veux pas, une décision de santé publique, mais totalitaire quand même. Donc, on était dans un sentiment semblable.
Val-Bleu : Dans le sens que ça ramène l’idée des couvre-feux de certains gouvernements, même s’ils n’avaient pas les mêmes motivations pour imposer ça.
Étant donné les sujets que vous abordez, ça aurait pu être un livre beaucoup plus sombre, mais vous avez plutôt opté pour l’humour et l’absurde.
Val-Bleu : Oui. Moi, c’est une approche dont j’ai l’habitude, d’aborder des sujets sombres. Mais j’ai l’impression que ça deviendrait trop lourd de juste rester dans le sombre. Puis je pense que même dans les sujets les plus sombres, il y a toujours de l’humour à faire. Il y a toujours moyen de rire un peu. Ça aide à faire passer la pilule.
Dwin Mitel : Oui. Même sous les gouvernements totalitaires, c’est peut-être plus rare et plus caché, mais les gens rient encore. Et justement, d’avoir des personnages un peu loufoques, ça fait passer le message plus subtilement, mais peut-être plus facilement aussi.
En même temps, il y a un certain côté absurde à toutes les règles et les règlements qu’il peut y avoir dans un régime totalitaire. Et vous êtes allé à fond de train là-dedans avec des gens qui se font enlever le nez, la monoculture de tomates, les films de chèvres. Est-ce que c’était pour montrer le côté un peu arbitraire des règles d’un régime totalitaire?
Val-Bleu : Oui, tout à fait.
Dwin Mitel : Et autant dans le choix des personnages, avec une aubergine, une vague ou des mamelons. C’était vraiment pour porter le sujet d’une façon drôle. La monoculture de la tomate elle-même, c’est un choix à partir d’une blague, parce qu’on aime bien les tomates. Et aussi, le régime en Papillonie existe depuis 257 ans, donc les gens ne se posent même plus de questions. Ça fait tellement longtemps que ces choix arbitraires et ces règles-là sont imposées qu’ils font juste les accepter.
Val-Bleu : Oui, à un point tel que les gens ne savent pas nécessairement pourquoi la narictomie est obligatoire, mais ils sont très forts sur l’idée de la renforcer. L’idée de voir le nez de quelqu’un, ça serait des images traîtres à la nation, c’est absolument horrible. C’est un petit côté absurde. On a pris soin aussi de ne pas expliquer pourquoi les personnages étaient comme ça, parce que justement, si l’absurde finit par avoir une explication, c’est un peu moins absurde.
Et pourquoi avoir choisi justement d’aller vers l’anthropomorphie, avec des animaux et des légumes humanoïdes plutôt que des humains en tant que tels?
Dwin Mitel : C’est un choix assez naturel, je crois. Pourquoi choisir des êtres humains (rires)? Pourquoi ne pas faire tout coexister aussi? C’était surtout pour le côté drôle de la chose.
Val-Bleu : Et puis il y avait aussi l’idée qu’en leur donnant des formes différentes, ça offrait des possibilités différentes que d’utiliser des personnages humains. Avec Oumi, qui est une vague, ben là, il y avait beaucoup d’éléments dans l’histoire qui dépendaient d’elle. Elle se jette dans le trou en premier pour amortir la chute des autres, elle laisse des gouttes derrière elle. Tous ces éléments-là, c’est des choses qui n’auraient jamais été possibles avec des personnages humains.
Non, effectivement. Traditionnellement, dans les bandes dessinées, il y a un scénariste et un dessinateur. Vous vous êtes partagé carrément le travail à deux. Comment avez-vous fait la répartition des tâches?
Val-Bleu : Pour commencer, l’histoire, comme c’est parti des blagues qu’on se racontait, on l’a vraiment écrite à deux. Vraiment les deux, devant l’ordi, à se relancer, à se poser des questions sur la narration, si ça faisait du sens ou pas.
Dwin Mitel : Pour les dessins ensuite, pour quand même garder une certaine uniformité, on a décidé de chacun avoir un chapitre sur deux. Mais on a aussi chacun dessiné la moitié des personnages, et on s’est intercopié, en utilisant le même pinceau, le même « brush pen » pour pouvoir garder justement cette espèce de continuité dans le dessin. Donc on a vraiment essayé de faire un 50-50 le plus précis possible.
Oui, parce que ce n’est pas évident de garder un style, une cohésion à travers l’album si vous faites chacun un chapitre.
Val-Bleu : Oui, effectivement. C’était une des grosses difficultés de ne pas s’éloigner trop des personnages de base. Je pense que certains étaient plus faciles. C’est sûr que les jumeaux, on les a dessinés tout le temps pareil, parce qu’ils sont quand même assez simples dans le design. Je pense que Vig est peut-être le personnage pour lequel il y a le plus de différences entre les dessins des deux. De séparer l’histoire en chapitres aussi, ça a beaucoup facilité le travail. Puis on a même essayé de s’attribuer des chapitres qui représentaient un peu plus nos forces respectives.
Toi Val, tu as réalisé plusieurs bandes dessinées par le passé. J’ai bien aimé ton Couennes dures, d’ailleurs. Dwin, c’est ta première. Qu’est-ce que vous avez appris le plus l’un de l’autre en tant que dessinateur et scénariste?
Val-Bleu : Même si j’avais fait d’autres BD, c’est vraiment ma première collaboration. J’ai quand même appris énormément de travailler avec quelqu’un d’autre. On n’a pas les mêmes rythmes de travail par exemple. Pour moi, ça a été un ajustement à faire. Dwin, qui a un background en architecture, m’a vraiment appris beaucoup de choses sur la conception de l’espace. Je trouve que j’ai beaucoup amélioré mon dessin grâce à lui à ce niveau-là.
Dwin Mitel : Pour ma part, je n’ai pas publié de bande dessinée avant, mais je dessine depuis tout petit. Justement, en architecture, j’ai dû dessiner aussi pas mal. Ça m’a permis d’aller plus proche des personnages et à vraiment mettre de l’emphase sur les visages, quand j’étais avant plus porté à mettre de l’emphase sur la gestuelle des personnages. Donc, ça a été vraiment un échange quand même lucratif.
Val-Bleu : Lucratif, je ne sais pas (rires).
Dwin Mitel : Lucratif en « skills », pas nécessairement en argent. En tant que collaboration aussi, ça a été très intéressant de s’adapter à l’autre pour que l’œuvre finale y gagne. Ça a été quand même particulier. J’ai tendance à être un peu plus lent, à passer plus de temps sur certains de mes dessins. Tu vois l’autre personne aller plus vite, tu te demandes est-ce que c’est bien ce que tu fais, est-ce que tu vas à la même vitesse. Mais on a beaucoup, beaucoup parlé pendant tout le processus, de chaque page et chaque case. Et comme Val a beaucoup plus d’expérience avec la bande dessinée, j’ai appris d’elle comment bien voir les cases, comment les mettre l’une après l’autre.
Il y a une chose que j’ai vraiment adoré de la bande dessinée, c’est que vous faites plusieurs parodies d’affiches de films sur le thème des chèvres, comme Goatbusters par exemple. Mais il y a aussi plusieurs affiches de propagande. Est-ce que vous vous êtes inspiré de l’histoire des affiches de propagande pour faire les vôtres?
Val-Bleu : Quand même, oui. Il y a plusieurs années, j’avais visité un musée d’affiches de propagande communiste en République tchèque. Ça fait longtemps, mais je gardais quand même ça en tête quand j’ai fait mes affiches. C’est vraiment quelque chose qui m’a fait triper. J’en ai vu beaucoup aussi lors d’un voyage à Cuba. Je gardais ces inspirations-là en tête.
Dwin Mitel : Moi, je voyais dans les photos de jeunesse de mes parents des affiches qui encourageaient la population à continuer, à accepter leur statut. « Keep on and carry on » comme ils disent. Les affiches de propagande ont quand même été assez présentes dans ma vie. Mes parents m’en ont parlé beaucoup aussi. Et visuellement, elles sont vraiment superbes. Elles sont souvent drôles, dépendant de l’angle qu’on prend, mais aussi très intéressantes et très belles, même dans les choix de couleurs, dans les designs. Ça a été un apprentissage pour nous de regarder ça et de faire attention à comment les appliquer à notre monde à nous.
Papillonie est une bande dessinée en noir et blanc. Est-ce que ça a été motivé par des raisons de budget d’impression ou pour accentuer le côté totalitaire de cette société?
Val-Bleu : On pourrait dire un peu des deux, mais je pense qu’il y avait aussi une question de facilité à un certain niveau. Déjà qu’on était deux à dessiner et qu’on devait copier le style l’un de l’autre, si en plus, on avait dû rajouter les couleurs, ça aurait été encore plus difficile d’avoir une constance dans toute la BD. Dwin utilise beaucoup de mauve par exemple. Moi, ce n’est pas une couleur que je suis vraiment portée à utiliser. De s’entendre sur les couleurs, en plus du design de tous les personnages et de tous les lieux, ça aurait commencé à faire vraiment beaucoup. Surtout pour une première collaboration.
Avec Papillonie, vous avez vraiment créé un univers riche et complexe. Il y a beaucoup de détails, ça se tient bien. À la fin du livre, il est mentionné que c’est une première excursion sur le continent d’Edeiry. Est-ce que vous projetez de faire un autre album dans le même univers?
Val-Bleu : Oui, sur le même continent. Dans le fond, quand on a inventé notre monde, la Papillonie est venue tout de suite avec la Vigonie qui est à côté. Mais il y a aussi beaucoup d’autres pays aux alentours qu’on a imaginés avec des problématiques différentes les uns des autres.
Dwin Mitel : Oui. Comme le pays qu’on espère explorer dans le prochain livre, ce serait la Lapagne, qui n’est pas très loin, mais qui est influencée beaucoup par l’exploitation de la tomate papillonaise.
Val-Bleu : Dans le fond, on parle de trafic de twig. C’est un pays qui a un gros problème de drogue.
Dwin Mitel : Ça va s’appeler Twigo synthèse (rires). On a déjà beaucoup de détails et de choses écrites. Et comme dans Papillonie, on a exploré la politique, dans le monde de Twigo synthèse, on va se rapprocher plus d’un sujet plus personnel de consommation de drogue, de twig, et de l’influence des autres pays autour. Donc on essaie de changer de rythme quand même.
Papillonie de Dwin Mitel et Val-bleu. Publié aux éditions Mécanique générale, 184 pages.