Les symboles d’humains, d’animaux ou de plantes retrouvés à Rapa Nui, aussi connue sous le nom d’Île de Pâques, seraient-ils la preuve d’une invention indépendante de l’écriture? La chercheuse italienne Silvia Ferrara tente d’élucider le mystère en datant les tablettes de bois recouvertes de ces glyphes.
Dans un article publié dans la revue Scientific Reports le 2 février dernier, ses collègues et elle se penchent sur le système d’écriture identifié à Rapa Nui. Il s’appelle le rongorongo, et il est gravé sur des objets en bois, comme des planches, un bâton et une statuette, ainsi que sur des rochers. Son format est inhabituel: la première ligne se lit de gauche à droite, mais la suivante de droite à gauche, et elle est à l’envers. Le lecteur doit donc constamment tourner la tablette. « Il s’agit d’une caractéristique unique au rongorongo, qu’on ne retrouve dans aucun autre système d’écriture connu », explique au New Scientist la philologue classique Silvia Ferrara.
« Il ne peut s’agir que du dialecte local rapanui », selon la professeure à l’Université de Bologne, bien que personne ne soit encore parvenu à faire correspondre le rongorongo à des sons parlés. Il pourrait en fait s’agir d’une « proto-écriture » qui encode seulement certains aspects de la langue.
Avec cette recherche, Silvia Ferrara remet donc en question l’explication largement répandue selon laquelle les peuples de Rapa Nui se seraient inspirés de l’écriture des colons européens, arrivés en 1722, pour inventer le rongorongo. Prouver l’invention du rongorongo, indépendamment d’une influence extérieure, constituerait une découverte considérable, parce qu’on attribue traditionnellement l’invention de l’écriture à seulement quatre régions distinctes: Mésopotamie, Égypte, Chine et Amérique centrale. Les îles de la Polynésie, dont fait partie l’île de Pâques, étaient une région de culture orale.
Moins de 30 tablettes pour résoudre le mystère
En 2011, l’analyse radiocarbone de deux des tablettes les avait datées entre 1812 et 1836 pour l’une, et entre 1830 et 1870 pour l’autre. Depuis, Silvia Ferrara et ses collègues ont daté quatre tablettes supplémentaires, dont une remonterait entre 1493 et 1509, soit plus de deux siècles avant l’arrivée des Européens. Le radiocarbone ne permet toutefois que d’estimer le moment où a été coupé l’arbre, et non le moment de la gravure du rongorongo, Mais Silvia Ferrara précise que le bois centenaire est souvent inadapté à de la gravure précise.
Les trois autres tablettes, elles, remonteraient au XIXe siècle. Pour renforcer la théorie d’une écriture propre à Rapa Nui, il faudrait donc en dater d’autres. Il ne reste toutefois que 27 tablettes de bois gravées de glyphes de rongorongo. Les missionnaires européens les ont presque toutes détruites lorsqu’ils ont remarqué leur existence en 1864, soit près d’un siècle après leur arrivée. À la même période, les autochtones de l’île de Pâques subirent de nombreux rapts commis par des chasseurs d’esclaves venus du Pérou, qui introduisirent également plusieurs maladies, comme la tuberculose. Les tablettes restantes sont dispersées à travers le monde, notamment dans des musées à Vienne, Londres et Saint-Pétersbourg, mais l’équipe de Silvia Ferrara ne parvient pas à les analyser, soit parce qu’elles sont inaccessibles, soit parce que le bois est contaminé.
La provenance du bois constitue une autre énigme : la botaniste Catherine Orliac avait tenté d’identifier les essences de bois au début des années 2000. Si plusieurs sont en bois indigène de Rapa Nui, la tablette déterminante serait, elle, en bois de Podocarpus latifolius, une espèce d’arbre originaire du sud de l’Afrique qui n’a jamais poussé à Rapa Nui. Les Européens ont pu apporter le bois, ce qui les ramène dans l’équation, mais il aurait aussi pu arriver en flottant. Silvia Ferrara travaille désormais avec le botaniste Michael Friedrich, de l’Université de Hohenheim, pour mener de nouvelles analyses. S’il s’agit probablement de Podocarpus, il en existe beaucoup d’espèces différentes, dont certaines poussent en Océanie. « Il est probable que ce bois n’ait pas été identifié avec certitude », explique la philologue.