The Ex-People, une bande dessinée en deux tomes de Stephen Desberg et Alexander Utkin, propose une fable médiévale charmante, intelligente et très drôle, dont les relents d’absurdité rappellent certains romans d’Italo Calvino.
The Ex-People raconte les péripéties d’un bien étrange groupe de sept personnes : Blaise, un chevalier ayant grandi dans son armure et ne pouvant plus la retirer, Bertholt, un nain colérique au visage traversé de plusieurs balafres, Pervenche, une belle archère aux yeux bleus, Gertrude, une adolescente rousse dont la peau est carbonisée depuis qu’elle a péri sur le bûcher parce qu’on l’accusait injustement de sorcellerie, Felideus, un chat noir écrasé par un boulet de canon et devenu aussi plat qu’une crêpe, Giovanni, un oiseau volage multipliant les conquêtes et Gustave, un cheval doué de parole qui refuse systématiquement que les humains le montent. S’ils forment une équipe plutôt disparate, ils ont un point en commun : ils sont tous morts.
Muni d’une carte secrète dessinée à l’encre sacrée, le groupe se rend à Jérusalem, en Terre Sainte, à la recherche d’un remède magique censé contrecarrer leur mauvais sort et les ramener dans le monde des vivants. Ils sont évidemment pressés de redevenir comme ils étaient avant, mais lorsqu’ils arrivent à l’église en ruine baignée dans un brouillard perpétuel, le moine censé les guérir les informe qu’ils doivent le payer avec de l’argent gagné par de bonnes actions, et que de l’argent mal acquis ne fera qu’empirer les choses. Puisqu’un dixième de leur pactole à peine peut être considéré comme acceptable, ils décident alors d’amasser un trésor un peu plus sympathique pour mettre fin à la malédiction qui les afflige.
Fable médiévale remplie d’humour et d’absurdité, The Ex-People évoque certaines œuvres d’Italo Calvino, notamment Le Vicomte pourfendu et Le Baron Perché. Le premier tome relate le destin tragique des différents membres du groupe et la façon dont leur route s’est croisée. Chaque histoire d’origine est absolument truculente. Puni pour avoir apporté le goulash de Lord Boorish en retard, Blaise, le jeune écuyer, sera oublié pendant cinq ans dans un donjon où il ne devait passer que deux semaines. En plus d’avoir perdu la vie, il est depuis incapable de retirer le casque et le plastron de l’armure dans laquelle il a trop grandi. Le deuxième volume s’attarde à dépeindre les tentatives du groupe pour gagner de l’argent « propre », et se conclut avec l’arrivée de Dieu lui-même, qui n’est pas d’humeur à être infiniment bon.
Le scénariste Stephen Desberg s’amuse à dépeindre un Moyen-Âge complètement stéréotypé, où les gens sont pauvres, cruels, mal éduqués, sentent horriblement mauvais, et sont de surcroît conscients de l’époque à laquelle ils vivent. Au détour d’une case par exemple, se fondant dans l’arrière-plan, une femme déclare : « Quel dommage d’être née à un si triste moment de l’Histoire ». La prose de l’auteur est délectable, avec des phrases comme « Vous êtes bien sots d’imaginer que je puisse permettre à quiconque de me voler la fortune que j’ai faite sur le dos de ces paysans! », ou encore « À ce stade-ci de notre voyage, il n’y avait plus rien de bien étrange à écouter un cheval et un chat discuter de mauvais prêts et de taux d’intérêt abusifs ». C’est du pur délire, mais dans le bon sens du terme.
Très stylisées et arborant une ligne d’encrage grasse, les illustrations de l’artiste Alexander Utkin se marient à merveille à l’univers déjanté imaginé par l’auteur et constituent un pur régal pour les yeux. Dotés de couleurs chatoyantes et d’un trait baroque, les dessins rappellent ceux des livres de conte russes, avec des châteaux médiévaux et des monastères, des citoyens pendus sur la place publique, ou des alambics aux relents sulfureux verdâtres. Utkin possède un indéniable talent pour créer des scènes de combat aussi dynamiques que chaotiques, où chaque case est bourrée d’action et de protagonistes. On apprécie également les petits détails dont il truffe ses images : flammèches sur le corps noirci de Gertrude, cœurs apparaissant dans les yeux de Giovanni dès qu’il voit un oiseau femelle, ou mouvements ondulés de son chat aplati.
J’ai personnellement adoré The Ex-People, une bande dessinée en deux tomes qui, derrière son apparente légèreté, constitue une dissertation philosophique et théologique sur la vie, la mort, et tout ce qu’il y a entre les deux.
The Ex People – Tome 1, de Stephen Desberg et Alexander Utkin. Publié aux éditions Grand Angle, 80 pages.
The Ex People – Tome 2, de Stephen Desberg et Alexander Utkin. Publié aux éditions Grand Angle, 72 pages.