Confrontée, depuis plus de deux ans, maintenant, à une menace quasiment existentielle à jet de pierre (ou de missile) de ses frontières, l’OTAN, dont fait partie le Canada, expose à la fois ses dissensions internes, mais aussi ses forces, juge un spécialiste.
Comme le rappelle Colin Cleary, qui a longtemps travaillé dans le domaine de la politique étrangère américaine, y compris au sein de l’OTAN, et qui enseigne aujourd’hui dans ce domaine, à l’Université George Washington, l’OTAN, après la chute de l’URSS, a été bercée d’espoir pendant un temps.
« Les gens croyaient que le modèle démocratique et capitaliste, avec des élections libres, avait gagné. On est même allés jusqu’à penser qu’il fallait dissoudre l’OTAN », a indiqué cet expert lors d’une entrevue avec Pieuvre.ca. Après tout, le Pacte de Varsovie, qui rassemblait la Russie soviétique et les républiques qui formaient son empire, a largement éclaté en même temps que l’URSS elle-même.
« On s’appuyait sur le fait qu’après la Deuxième Guerre mondiale, l’Allemagne et le Japon avaient été intégrés dans le nouveau système » pour penser qu’il se passerait la même chose avec la Russie post-soviétique.
« Mais il y avait certaines personnes, en Europe Centrale et de l’Est, là où j’ai notamment travaillé, qui avait un tout autre sens de l’histoire. Elles regardaient non seulement les 45 dernières années (de 1945 à 1990, NDLR), mais aussi les siècles d’impérialisme russe. Et après la Guerre froide, ces gens souhaitaient plusieurs choses: d’abord, avoir un siège à la table des décideurs », a indiqué M. Cleary.
C’était d’ailleurs le cas de la Pologne, dit-il, qui ne voulait plus être dominée par ses voisins. « Le libre choix de la Pologne se trouvait du côté de l’Ouest, avec sa puissance économique et sa structure sécuritaire. »
« La deuxième raison, c’est que l’on craignait que si les années 1990 ne se déroulaient pas comme on le souhaitait, alors nous assisterions à la résurgence de l’impérialisme russe. Je me souviens d’ailleurs d’une phrase de Lech Walesa (président de la Pologne de 1990 à 1995, NDLR), qui disait « enfermez l’ours dans une cage », en référence au symbole de la Russie. »
Aux yeux du Pr Cleary, l’expansion de l’OTAN, après la chute de l’URSS, « n’a jamais été une quête pour amasser de nouveaux territoires, comme l’a été le Pacte de Varsovie; les pays qui ont rejoint l’Alliance atlantique le souhaitaient réellement ».
Le spécialiste rappelle aussi que « le libéralisme russe des années 1990 n’a pas fonctionné », avec « le maintien des anciennes élites soviétiques dans les postes de pouvoir ». Et après environ une décennie de tumultes, y compris de sanglants conflits dans d’anciennes républiques satellites, et même une tentative de coup d’État qui a nécessité que les chars de l’armée rouge ouvrent le feu sur le bâtiment du Parlement, la Douma, Vladimir Poutine a pris le pouvoir lors d’une élection présidentielle remportée en promettant la stabilité.
Un quart de siècle plus tard, Poutine est toujours au pouvoir, « réélu » avec des résultats électoraux inventés de toutes pièces et en faisant au préalable le « ménage » chez ses opposants potentiels.
« Le scénario du pire »
Avant même l’invasion de février 2022, pendant que l’Ukraine et la Russie se livraient une guerre larvée, à la suite de l’annexion illégale de la Crimée par Moscou, le Pr Cleary estime que les arguments sécuritaires des anciennes républiques soviétiques, en Europe de l’Est, ont été confirmés par l’histoire.
« C’est le scénario du pire qui s’est produit », a-t-il dit. « Un président Poutine aux visées impérialistes, qui parlait de ce genre de choses depuis des décennies, a donné vie à la pire peur » des anciennes républiques.
Selon le spécialiste, l’homme fort du Kremlin est non seulement revenu à l’idée de « sphère d’influence », où des nations sont considérées, par des grandes puissances, comme leur « appartenant », sur le plan politique, « mais va jusqu’au fait de redéfinir les frontières, de s’emparer de territoires ».
« Il a carrément dit « l’Ukraine n’existe pas, c’est une nation imaginaire! Les Bolchéviques ont tracé ces frontières; nous les rejetons »! »
Une alliance toujours utile
Devant ce « réveil » de l’ours russe impérialiste, l’OTAN est-elle plus pertinente, aujourd’hui?
« Eh bien, vous avez la preuve de l’utilité de l’OTAN, avec l’adhésion de deux nouveaux membres, soit la Suède et la Finlande. Ces deux pays mettent fin à des traditions de longue date de neutralité. Le fait que ces nations veulent rejoindre l’OTAN témoigne de la valeur et de l’importance de cette dernière. Et quelle est cette valeur? C’est la défense collective, c’est-à-dire que seule devant la Russie, la Finlande aurait des problèmes. Idem pour la Suède. Dans le contexte de la défense collective, les pays s’unissent pour offrir un front commun », a avancé M. Cleary.
Ce dernier a profité de l’occasion pour rappeler une déclaration controversée du président français Emmanuel Macron, il y a quelques années, à savoir que l’OTAN « était en état de mort cérébrale ».
« Il y avait ce sentiment de dérive, ce manque de confiance à propos du fait qu’il pourrait y avoir ce genre d’agression (de la part de la Russie, NDLR), mais il y avait une idée, surtout en s’appuyant sur les dépenses militaires, que la guerre était inconcevable, qu’il était impensable qu’une guerre éclate de nouveau en Europe. »
Mourir pour l’Ukraine?
Dans cette perspective qu’une guerre soit impensable, le réveil de l’invasion russe de l’Ukraine, en 2022, a été brutal, juge le Pr Cleary, qui estime que le début du conflit, en 2014, aurait dû mettre la puce à l’oreille des États membres de l’organisation.
Et devant la crainte d’un embrasement généralisé, devant la crainte d’une possible guerre directe entre la Russie et l’OTAN, entre puissances nucléaires, et donc devant la possibilité d’une escalade qui irait jusqu’à l’utilisation d’armes atomiques, les pays membres de l’OTAN ont tardé à réagir, ne fournissant armes et munitions qu’au compte-gouttes, avance le chercheur.
Le Canada fait d’ailleurs partie de ces pays ayant promis de l’équipement à l’Ukraine, équipement qui se fait toujours attendre, faute de moyens de production adéquats. « I need amunition, not a ride », clamait le président ukrainien Zelensky au tout début de l’invasion, en 2022. Et le chef d’État a fait le tour des capitales occidentales, à de nombreuses reprises, pour réclamer des armes et des systèmes de défense toujours plus sophistiqués.
Mais cette hésitation – et cette levée de boucliers, au sein de l’OTAN, après que M. Macron eut déclaré que des troupes pourraient être déployées directement en Ukraine – ne date pas d’hier, rappelle le Pr Cleary, qui remonte aux démarches de la France et de l’Angleterre, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, pour tenter d’apaiser Hitler et l’Allemagne nazie. « Qui veut mourir pour Danzig? », lisait-on dans les journaux de l’époque, en citant le nom de la ville polonaise sur laquelle Berlin voulait mettre la main, pour relier la Prusse orientale à son territoire principal.
Aujourd’hui, juge M. Cleary, le slogan pourrait être remplacé par « qui veut mourir pour l’Ukraine? ».
« Vladimir Poutine a décidé, dans sa tête, de redessiner les frontières. Et où cela va-t-il s’arrêter? Dans les pays baltes? Qu’est-ce que cela veut dire pour la Pologne? Pour la Roumanie? Et pour les anciennes républiques à l’est? Si vous écoutez les propagandistes, en Russie, Moscou pourrait prendre de l’expansion dans tous les sens. On voit ces affiches où il est indiqué que « la Russie n’a pas de frontières ». Cela veut dire, malheureusement, qu’il faut « enfermer l’ours dans une cage ». »
« On pourrait penser que la Russie aurait assez de territoire, et pourrait se concentrer sur l’amélioration des conditions de sa population. Mais non, ce n’est pas assez pour l’empereur Poutine. »
-Colin Cleary, professeur adjoint de politique étrangère américaine à l’Université George Washington
Des disputes « trop publiques »?
Si l’OTAN a finalement accueilli deux membres supplémentaires, il aura fallu des mois, voire plus d’un an de négociations aussi âpres que publiques, notamment avec la Hongrie et la Turquie, pour que le processus soit complété.
On pourrait croire que le fait de « laver son linge sale en public » pourrait nuire à la cause de l’Alliance atlantique, mais le Pr Cleary juge qu’il n’en est rien.
« Jusqu’à présent, l’OTAN et l’Union européenne utilisent une méthode similaire, c’est-à-dire la prise de décision par consensus et à l’unanimité. Les principes communs étaient suffisamment partagés entre les pays pour que les nations réussissent à s’entendre. Et au final, cela a fonctionné: malgré les délais, l’adhésion a fonctionné. Ultimement, le vote a été unanime. »
« Nous savons que M. Erdogan cherchait à obtenir des concessions de la part de la Suède, parce que le pays héberge des dissidents… Et je pense que (Viktor) Orban, le premier ministre hongrois, était seulement là pour attirer l’attention sur lui, et donner l’impression qu’il est un bon chien de poche pour Vladimir Poutine », a poursuivi M. Cleary.
Enfin, ce dernier ne voit pas, à court ou moyen terme, l’envoi de troupes de l’OTAN en Ukraine comme étant une nécessité. « Volodymyr Zelensky n’a jamais demandé cela; les Ukrainiens veulent défendre leur pays. Ils n’ont pas besoin que nous envoyions des soldats. Ils ont besoin que nous leur offrions de l’équipement pour combattre les Russes. »