Vingt-six ans après la mort de son créateur, Gaston Lagaffe est (m’)enfin de retour, et pour les Québécois, il y a une raison supplémentaire de se réjouir, puisqu’il y a un petit peu de nous autres là-dedans. C’est en effet Delaf, bien connu pour sa série Les Nombrils, qui a repris le flambeau du célèbre personnage d’André Franquin, et pour en apprendre davantage sur ce nouvel album fort attendu, Pieuvre.ca a eu le plaisir de s’entretenir avec lui.
Est-ce que tu lisais Gaston dans ta jeunesse? Est-ce que c’est l’une des séries qui t’a donné le goût de faire de la bande dessinée?
Delaf : Non seulement je lisais Gaston, mais Gaston, c’était MA série. J’ai découvert ça vers 9-10 ans je te dirais, et c’est vraiment LA série qui m’a donné envie de faire de la BD. Franquin, c’était carrément mon idole. Je ne comprenais pas comment on pouvait arriver à dessiner aussi bien que ça, à représenter le mouvement, la vie, d’une façon aussi incroyable. J’avais une tante qui faisait parfois des voyages en Belgique, et elle m’avait ramené un chandail Gaston pour ma fête. Je l’ai usé jusqu’à la corde. J’avais les bas Gaston aussi. Je me déguisais en Gaston à l’Halloween. Juste pour te dire à quel point c’était au centre de ma vie d’enfant.
Tu ne t’attendais sûrement pas un jour à reprendre le personnage…
Delaf : Euh non, jamais (rires).
Et comment t’es-tu retrouvé à reprendre le flambeau de la série?
Delaf : C’est une histoire qui a commencé en 2010, quand le journal Spirou a fait un spécial Gaston. Ils m’avaient demandé de dessiner Gaston en couverture. Je n’en revenais pas qu’ils me proposent ça! La consigne, c’était de faire Gaston, mais dans mon style à moi, le style qu’on me connaît sur Les Nombrils, ce que j’avais fait. Mais après coup, une fois que le journal Spirou est paru, je ressentais comme une espèce de malaise par rapport à ça. Le fait d’avoir dessiné Gaston dans mon style, de l’avoir tiré vers moi. J’étais mal à l’aise parce que c’est comme si Gaston avait pour moi une dimension un peu sacrée. Je trouvais que c’était Gaston, mais ce n’était pas Gaston.
Puis sept ans plus tard, en 2017, Dupuis me propose de faire une page hommage à Gaston, donc un gag, et de le dessiner dans mon style à moi, encore une fois. C’était pour les soixante ans du personnage. Et là, je me rappelais de la couverture de Spirou que j’avais faite sept ans plus tôt, et je me suis dit « Je vais dévier de la consigne et je vais le faire à la Franquin », parce que j’avais envie d’expérimenter ça. À l’époque, je n’étais pas conscient exactement de tout ce qui m’avait dérangé par rapport à ma couverture de Spirou, mais j’étais vraiment tenté, c’était comme une espèce d’instinct.
Je me suis dit « J’ai vraiment envie de faire ma page à la Franquin ». Ce que j’ai fait, en me disant que, vu que j’avais dévié de la consigne, peut-être que Dupuis ne la prendrait même pas, mais ils l’ont pris. La page a été beaucoup remarquée, puis Dupuis m’a proposé d’en faire tout un album. Donc, c’est comme ça que ça a commencé.
Comme c’est une série adorée par des générations de lecteurs et qu’il y a plus de chances de se casser la gueule que de réussir en la reprenant, ça devait quand même te mettre une pression énorme sur les épaules. Qu’est-ce qui t’a motivé à accepter cet immense défi?
Delaf : C’est comme si j’ai décidé de le faire pour le petit gars de 9-10 ans que j’étais (rires). Je ne pouvais pas lui refuser ça. Je l’entendais crier dans ma tête, il disait « Oui, fais-le! Fais-le! ». Mais il y avait l’adulte en moi qui me disait attends, effectivement, c’est un sacré défi, c’est toute une commande. Je ne savais même pas si j’allais être capable de le faire, et même si c’était souhaitable de le faire. J’ai pris beaucoup de temps pour réfléchir à tout ça. Ça adonnait bien, parce que j’étais sur un album des Nombrils à ce moment-là, donc, je n’avais pas vraiment le temps de commencer des recherches ou quoi que ce soit.
Donc, j’ai vraiment pris le temps d’y réfléchir, et je me suis dit « Dans le fond, ce que j’aimerais moi, comme lecteur, c’est un album qui est le plus fidèle possible à une certaine époque de Gaston, qui revisite un peu le Gaston de l’âge d’or ». Pour moi, l’âge d’or de Gaston, c’est fin des années 1960, début 1970. Pour moi, c’est la plus belle période. Et je me suis dit si un auteur arrivait à faire ça, je serais vraiment preneur de cet album-là, je serais vraiment curieux de le lire. Et donc, à quelque part, j’ai fait l’album que j’avais envie de lire. Ceci dit, je n’ai jamais dit un OK franc à Dupuis, du genre « Let’s go, on fonce, je le fais », ce n’était pas vraiment ça. Ce que je leur ai dit, c’est « Je n’ai aucune idée si je vais être capable, mais je veux bien essayer si on se donne le temps et les moyens ».
Donc, j’ai commencé, en me disant que j’allais probablement jeter toutes mes premières pages (rires). C’est pas mal ça qui est arrivé (rires). Mais j’avais besoin de passer par là, j’avais besoin d’une courbe d’apprentissage. J’avais aussi besoin de relire de fond en comble toute la série. J’ai fait plusieurs relectures, et j’ai pris plein de notes. Je me suis fait une espèce de cahier des charges pour savoir Gaston c’est quoi, c’est quoi les principaux ressorts humoristiques, comment Franquin arrivait à mettre de l’humour dans les dialogues, des choses comme ça.
Je me suis fait une espèce de bible littéraire de Gaston, puis à un moment donné, quand ce document-là a été prêt, là je me suis dit « Ça c’est la théorie, maintenant, allons-y avec la pratique ». Et là, je me suis vraiment frotté à écrire des gags. Et donc, ça a été essais et erreurs. À force d’avancer petit à petit, à un moment donné, je suis arrivé à, comment je pourrais dire… Tu sais, je n’ai jamais été complètement à l’aise, dans le sens où je ne me suis jamais dit « Ah, ça y est, j’ai tout compris, maintenant, je suis capable de faire du Gaston ». Ça n’a jamais été ça. Mais à un moment donné, c’est devenu plus fluide, moins compliqué. Mais ça s’est vraiment fait avec le temps.
Selon toi, qu’est-ce qui fait que Gaston, un personnage paresseux, inventeur et maladroit est encore pertinent de nos jours?
Delaf : Je pense que Gaston incarne des valeurs qui sont universelles. Tu sais, c’est un vrai gentil, Gaston. Il fait du bien à beaucoup de gens. Il est bienveillant, il a un grand sens de l’amitié, c’est un défenseur des animaux, il est écolo, il fait attention à la planète, des choses comme ça. Il est même militant. Donc il est très humain.
Puis en même temps, il a son côté drôle, dans le sens où il n’est tellement pas fait pour le travail de bureau! À quelque part, on le voit souvent en train de dormir Gaston, mais c’est un faux paresseux. Il est prêt à travailler très très très fort pour ne pas avoir à travailler.
C’est toute sa contradiction. Il refuse d’embarquer dans cette espèce de système-là, où on est tout le temps pressé comme un citron, où l’entreprise tire le plus de jus. Gaston lui, il n’embarque pas dans la société de performance. Il cherche plutôt à avoir du temps avec ses amis, à procrastiner, à jouer. Donc, ça le rend très sympathique, très humain.
Ça remet un peu en question aussi nos propres valeurs, et notre propre rapport au monde du travail, au fait que, dans la vie, c’est vrai qu’on n’a jamais assez de temps pour les amis, qu’on n’a jamais assez de temps pour jouer, qu’on n’a jamais assez de temps pour faire ce qu’on veut faire dans le fond. C’est tout ça que ça brasse, Gaston. Je pense que c’est une série qui fait beaucoup de bien, parce qu’elle parle des vraies affaires.
Ton travail graphique est incroyable. En lisant l’album, on dirait vraiment le dessin de Franquin. Qu’est-ce qui t’a donné le plus de fil à retordre pour reproduire son style visuel?
Delaf : C’est de comprendre plus en profondeur comment Franquin dessinait. Si je remonte à la page hommage que j’avais faite en 2017, j’avais une compréhension très en surface de comment Franquin dessinait. J’avais fait un exercice de mimétisme dans lequel il y avait quand même beaucoup de limites, j’avais frappé mes limites assez vite, là.
Mais je me suis dit « Pour un album, il va falloir que je pousse vraiment plus loin, que je comprenne comment il dessinait, comment il construisait ses personnages, comment il bâtissait son espace, comment il rythmait son dessin ».
Franquin, c’est un génie du dessin. C’est un vrai virtuose, et je n’ai jamais prétendu lui aller à la cheville, mais j’ai vraiment fait un travail d’analyse, assez poussé je pense, de son dessin pour essayer de comprendre plein de choses. En même temps, je me disais que ce travail-là, je le faisais d’abord pour moi, pour apprendre du meilleur à quelque part. Je savais que cet apprentissage-là allait me rester toute ma vie. J’ai compris un peu comment il rythmait son dessin. C’est des notions un peu abstraites, de dire « comment il rythmait son dessin », c’est dur à expliquer, mais il y a une espèce de swing, il y a un geste, il y a une énergie qui est très palpable dans le dessin de Franquin qui, moi, me fascine complètement.
Par exemple, je le voyais quand je faisais un crayonné les premières fois où j’ai commencé à dessiner des pages de Gaston. J’essayais de faire un exercice de mimétisme, mais je ne comprenais pas bien la base, je ne comprenais pas bien comment il s’y prenait, comment il dessinait vraiment. À un moment donné, à force de le faire, on dirait que j’ai intégré certaines notions, puis là, je le voyais.
Quand je m’arrêtais par exemple au milieu du crayonné d’une case pour aller dîner puis que je reprenais le travail après, je voyais où je m’étais arrêté, on dirait. Je voyais que le dessin avait été réalisé en deux temps. Franquin, c’était une énergie. Il jetait sur papier comme d’un seul souffle, puis c’était très impressionnant sa façon de dessiner. Faire ça, je te dirais que ça a décoincé mon dessin à bien des égards, notamment au niveau du geste, au niveau de la spontanéité. Je te dirais que c’est ce que j’ai été chercher le plus de cet apprentissage-là.
Est-ce que ça a été long de créer cet album de Gaston? Ça t’a pris plus de temps que pour faire un album des Nombrils par exemple?
Delaf : Eh boy, oui (rires). J’ai passé quatre ans en tout et pour tout sur cet album-là. Faire un album des Nombrils, je te dirais que c’est un peu moins d’un an en général. Donc, c’est vraiment quatre fois plus long. Mais, ceci dit, c’est normal que ça ait été plus long, parce qu’il y avait toute une courbe d’apprentissage. J’ai dû désapprendre à dessiner un peu pour réapprendre à dessiner d’une autre façon.
Un peu la même chose, aussi, au niveau du scénario, parce que, écrire un gag de Gaston, ce n’est quand même vraiment pas la même chose qu’écrire un gag des Nombrils, même s’il peut y avoir certaines similarités dans le sens où, c’est une page de BD qui a une chute à la fin. Mais, au-delà de ça, c’est quand même très différent.
Tu as pris une liberté avec ce Gaston: tu as inséré plusieurs références à Franquin lui-même, qui devient presque un personnage. Est-ce que c’était une façon de t’assurer que Franquin soit présent dans l’album même s’il est décédé?
Delaf : Oui, c’est ça. C’est vraiment ça, parce que, pour moi, Gaston et Franquin, c’est deux choses qui sont complètement indissociables. Gaston, c’est quand même une œuvre très personnelle de Franquin. Je pense que c’est possible de reprendre Gaston, mais il faut le faire vraiment dans le respect, puis il faut le faire dans l’hommage aussi à quelque part. Je n’avais pas envie de montrer, de représenter Franquin, mais j’avais envie de le citer souvent, entre autres pour qu’un jeune lecteur qui découvre Gaston par le biais de mon album entende parler de Franquin un peu, puis qu’il sache que Franquin est associé à Gaston. Donc, pour moi, c’était important.
Est-ce que tu envisagerais de faire un autre album de Gaston?
Delaf : Oui, je pourrais l’envisager. Pour l’instant, je n’ai pas encore la réponse je t’avoue, parce que je sais ce que c’est maintenant de faire un album de Gaston. C’est un sacré boulot! Puis, avant de me replonger là-dedans, j’ai besoin d’en avoir vraiment vraiment envie. Là, je suis juste trop fatigué pour prendre cette décision (rires). Je n’ai pas envie de le faire sur le pilote automatique, en disant à Dupuis « Oui, oui, c’est beau, j’en fais un autre ». Je veux que, si j’en fait un autre, ça vienne vraiment du cœur. Là, je suis juste un peu trop brûlé pour ça. Je vais laisser tout ça se déposer, puis je vais être à l’écoute de la réponse qui va remonter avec le temps.
En terminant, je sais que tu dis que tu es fatigué, mais est-ce que tu as déjà d’autres projets en cours? Est-ce que tu vas faire un autre album des Vacheries des Nombrils par exemple?
Delaf : Là, je vais enchaîner sur un Donjon avec Lewis Trondheim et Joann Sfarr. Je commence ça probablement en janvier-février. J’ai reçu mon scénario, il est très drôle. Ça va être une belle récréation pour moi! Ça a toujours été sur ma bucket-list d’un jour travailler avec Lewis donc, ça va être un check (rires). J’ai vraiment hâte. Ça va être le fun.
Gaston – Tome 22 : Le retour de Lagaffe, de Delaf. Publié aux édition Dupuis, 48 pages.