Le sensible et talentueux cinéaste Andrew Haigh questionne la nature de l’amour sous toutes ses facettes possible depuis ses toutes premières créations. Si l’on écarte sa lumineuse télésérie Looking pour HBO, sur papier, All of Us Strangers semblait lui permettre de renouer avec le désir homosexuel et sa réalité distincte depuis son acclamé et magnifique Weekend, film l’ayant propulsé. En fait, cette adaptation libre du roman Strangers a bien plus des allures de magnum opus.
D’abord adapté au Japon en un long-métrage intitulé The Discarnates – ce pays étant lieu d’origine du roman de 1987 écrit par Taichi Yamada –, le réalisateur Andrew Haigh s’en est complètement approprié le récit pour en faire quelque chose d’unique, de très britannique, mais aussi de très personnel, allant même jusqu’à tourner dans sa propre maison d’enfance.
On y suit le scénariste Adam dans sa tour à condos du centre-ville de Londres qui, tout en faisant la rencontre d’un jeune et séduisant voisin, découvre que ses parents sont encore bien vivants dans la maison où il a grandi, exactement comme il les a laissés au moment de leur décès, 30 années plus tôt.
Si le côté plus ésotérique et fantomatique est de nature typiquement plus japonais, la solitude, elle, est bien ancrée dans le présent et similaire à ce qu’on retrouve régulièrement dans le cinéma anglais.
On savourera le courage et la maturité du cinéaste dans un film qu’il déploie en deux temps, tout en renouant avec les sujets et les thématiques qui lui sont chères. Les doutes, les inquiétudes, l’errance, la mélancolie, rien qu’il n’a pas déjà développé dans ses tout aussi splendides et inoubliables 45 Years et Lean on Pete.
Fidèle à ses habitudes, tout y est extrêmement soigné. La musique de Emilie Levienaise-Farrouch est délicate, le choix des chansons est ingénieux (la pièce finale, magistrale The Power of Love de Frankie Goes to Hollywood, tournera longtemps en boucle après le visionnement, soyez avertis), on apprécie la direction photo composée d’ombres, de lumières et de reflets de Jamie Ramsay, et on savoure le montage énigmatique de son fidèle collaborateur Jonathan Alberts, incluant une mémorable scène de club.
Bien sûr, la distribution est également encore exemplaire. Si Paul Mescal forme un duo de rêve avec un admirable Andrew Scott d’une sublime retenue, et que Claire Foy joue la tendresse et les contradictions avec brio dans le rôle de la mère, c’est Jamie Bell qui épate le plus (et ce n’est pas peu dire d’une telle brochette de qualité et de talent), dans le rôle complexe et délicat du père aimant.
Malgré le nombre limité de personnages, le long-métrage parvient non seulement à illustrer une certaine universalité dans ses propos, mais aussi, ultimement, d’atteindre l’absolu.
L’amour inconditionnel, l’amour parental, l’amour enfantin, l’amour inconnu, l’amour craintif… Bref, Haigh s’attaque à tous les amours possibles dans un film qui n’en finit plus de se métamorphoser et d’intriguer. Pourtant, il ne se cache pas dans ses mystères, la prémisse étant dévoilée assez rapidement. Sauf qu’il laisse tout l’espace requis pour multiplier les interprétations, s’assurant avec un bonheur qui fera certainement débat de ne donner aucunes véritables réponses.
De fait, au fil de scènes tantôt poétiques, tantôt émotives, tantôt amusantes, tantôt libératrices, tantôt inquiétantes et on en passe, au moment où le film semble prêt à livrer ses secrets vers son dernier tour de piste, voilà qu’au détour d’un habile virage scénaristique et d’une mise en scène virtuose, Haigh vient complètement brouiller toutes les pistes possibles.
Ce qui pourrait s’avérer frustrant est au contraire hantant, haletant même, assurément bouleversant et indubitablement inoubliable. D’un cinéaste habitué des longs-métrages marquants, on reçoit, de manière vertigineuse, l’une des plus belles finales de l’année, dans une apothéose indéchiffrable et céleste qui ne nous quitte plus après le visionnement.
Voilà un très grand film qu’on se plaira définitivement à décoder et revoir encore et encore.
9/10
All of Us Strangers doit prendre l’affiche en salle le 5 janvier 2024.