En entrevue, le directeur artistique du théâtre Prospéro, Philippe Cyr, confiait : « J’ai toujours été jaloux des metteurs en scène qui montaient Ivan Viripaev! » Il a avoué ressentir physiquement quelque chose en lisant cet auteur russe majeur. « Viripaev transmet ça dans le rythme, dans l’écriture, dans la forme du récit, dans la façon dont il se joue du cheminement de la pensée. C’est fabuleux », a-t-il ajouté. Cher Philippe, c’est à votre tour… de faire des jaloux. Ainsi, Insoutenables longues étreintes ne laisse pas indifférent.
Saluons d’abord l’audace de Cyr, qui a saisi vigoureusement – et sans compromis aucuns – la partition verbeuse et vertigineuse pour en extraire tout le cynisme et la cruauté, mais aussi la tendresse et l’espoir. Passer du noir au blanc, de l’ombre à la lumière, du délire à l’extralucidité, de la destruction à la renaissance par l’exploration de thèmes sérieux et parfois sombres (religion, science, ésotérisme, drogue, individualisme, sexualité, avortement) – fallait le faire!
Saluons aussi les voix cruciales qui portent magistralement le texte touffu de Viripaev (traduit, mentionnons-le, par Galin Stoev et Sacha Carlson et judicieusement québécisé par le metteur en scène).
Campant des trentenaires qui cherchent avec urgence l’impulsion qui donnera un sens à leur vie, le quatuor formé de Christine Beaulieu, Marc Beaupré, Joanie Guérin et Simon Lacroix joue avec grande maestria. Remarquablement, les acteurs incarnent, se dédoublent, passent du jeu à la narration, donnent vie à d’autres présences mystérieuses, rebondissent les uns sur les autres et sur eux-mêmes, se déplacent langoureusement ou brusquement, toujours agilement. Ou oscillent, comme possédés, au gré d’habiles chorégraphies inattendues.
Questionnements existentiels
Trouveront-ils ultimement réponse à la grande question existentielle: « Comment fait-on pour se sentir vivant ? » Pour ce faire, nos quatre protagonistes devront d’abord traverser l’enfer, en ce bas monde. Rien de moins. Leurs destins se croiseront à New York puis à Berlin, où ils s’engageront dans moult expériences extrêmes et autodestructrices, et où les avenues empruntées changeront leurs parcours respectifs à tout jamais. Car ainsi est la vie. Chaotique, folle, surprenante, remplie de doutes et jamais réglée.
Mis en valeur par de savants éclairages évocateurs, et vêtus de costumes pailletés – en référence au « monde de plastique de marde » actuel qui les tourmente et les dégoûte – les personnages se meuvent et évoluent sur un plateau hexagonal tournant et devant un immense fond de scène capitonné qui n’est pas sans rappeler les murs des asiles de fous d’autrefois.
Car des fous, ils en ont souvent l’air. Et avant d’atteindre la plénitude, les coucous du nid en baveront. Monica, Amy, Charlie et Christophe apprendront-ils à voler de leurs propres ailes disloquées, à s’abandonner, à goûter la vraie vie quand tout autour est irréel ? Du moins, ils essaieront…
Toutes ces voix qu’ils entendent, toutes ces entités avec qui ils discutent cycliquement (Dieu? L’Univers? Les créatures mystiques issues d’autres galaxies? Un serpent? Un dauphin? L’autre? Les autres? Leurs millions de cellules? Leur centre? Leur « soi » intérieur?
Ces voix aideront-elles nos anges déchus à s’extraire de la gadoue que constitue leur vie?
À les voir s’évertuer à survivre au milieu de ce bourdonnement incessant, on constate qu’ils ne peuvent malheureusement qu’échouer, si engagés soient-ils, car trop centrés sur eux-mêmes et leurs obsessions. Ils n’ont jamais trouvé la bonne issue… ni leur juste place. Il serait convenu de leur rappeler (en les enlaçant d’abord dans une douce étreinte) que sur la voie des saluts possibles, la vie est tout sauf prévisible.
Insoutenables longues étreintes, d’Ivan Viripaev; une traduction de Galin Stoev et Sacha Carlson; mise en scène de Philippe Cyr; avec Christine Beaulieu, Marc Beaupré, Joanie Guéri et Simon Lacroix
Au Théâtre Prospero, en reprise jusqu’au 16 décembre