Texte et photos: Sarka Vancurova, collaboration spéciale
Au cœur des terres semi-arides du désert indien de Thar, au Rajasthan, les femmes sont responsables de l’approvisionnement en eau de leur famille. Pendant les jours les plus chauds de l’hiver au Rajasthan, à environ 34 °C, elles marchent, souvent pieds nus, à travers les champs épineux à la recherche d’eau. Nombre d’entre elles sont issues de familles musulmanes orthodoxes très strictes, soumises à leurs responsabilités domestiques et à leurs traditions, privées d’éducation et de la possibilité de travailler. Elles vivent pour la plupart auprès de leur belle-famille, une fois que le mariage arrangé a été célébré, souvent pendant l’adolescence.
Aller chercher de l’eau dans des puits très éloignés est un véritable fléau pour leur corps.
Au Rajasthan, les femmes parcourent jusqu’à 9 km par jour pour se rendre au puits le plus proche. Les lourdes marmites d’eau mettent alors leur santé en péril.
Cette responsabilité est transmise de génération en génération et, au fil des siècles, elle est devenue l’inévitable tâche ménagère des femmes et des jeunes filles du Rajasthan.
Des femmes du désert Thar
Dans le désert de Thar, les puits, en particulier dans le village de Khuri, ne sont situés qu’à deux kilomètres du village, soit une distance inférieure à celle des autres puits des villages du désert de Thar, au Rajasthan. Cependant, l’eau potable n’est généralement disponible qu’en profondeur, à environ 600 pieds (200 mètres), et peut devenir saline en raison de la forte teneur en sel du sol et de la surexploitation de la nappe phréatique.
Lorsque l’eau manque dans le puits, les habitantes du village doivent attendre de longues heures avant que son niveau ne monte. Pour la récupérer, elles jettent leur seau, attaché à une corde, au fond du puits, le remontent et le transvasent dans leurs pots. Ce rituel, effectué matin et soir, prend environ trois heures par jour.
Janmat vient deux fois par jour, avant le lever du soleil et après son coucher, aux puits les plus proches où l’eau a été recueillie pendant la saison de la mousson. Elle remplit alors ses pots, appelés « matkas » en hindi. Dans ces quatre puits carrés, l’eau sert à près de 248 familles, qui n’ont pas les moyens d‘en acheter au réservoir gouvernemental. Janmat recueille environ 40 litres d’eau le matin et le soir. « C’est devenu une habitude et je ne fais plus attention à la douleur dans mon corps », évoque-t-elle.
Auparavant, Janmat avait l’habitude d’acheter de l’eau au gouvernement, mais elle était salée et impropre à la consommation. « Pour nous, les femmes, c’est normal de marcher pour aller chercher de l’eau; si nous n’avons pas d’eau à boire, comment pouvons-nous survivre? », se questionne-t-elle.
Janmat vit avec ses quatre enfants dans une petite maison en terre composée de deux chambres, d’une cuisine et d’un jardin. Son mari, qui travaille dans la construction, assure la majeure partie des revenus de la famille. Vêtue d’un costume coloré, d’un voile jaune et de bracelets en ivoire, Janmat est issue d’une famille musulmane traditionnelle du désert de Thar. Elle a été mariée et a eu des enfants à l’adolescence, mais dans ses expressions et ses opinions, elle semble être une femme très ouverte et libre, comparée aux autres femmes du village.
Sa principale occupation de la journée, en plus d’aller chercher de l’eau et de s’occuper de sa famille, est de faire de la broderie, qu’elle vend aux habitants des villages les plus proches. Comme son mari ne l’autorise pas à travailler davantage, c’est le seul revenu qu’elle peut apporter à sa famille.
Sa mère Nazija se souvient de l’époque où il n’y avait pas d’eau dans le puits. Elle se réveillait la nuit et attendait près du puits pendant des heures pour que l’eau remonte. « Le beurre était plus facile à avoir que l’eau », souligne-t-elle.
Raisa, 35 ans, est venue, après son mariage arrangé, vivre dans la famille musulmane Mirasi, très traditionnelle et conservatrice, de son mari, dans le village de Kanoi, dans le désert de Thar.
Pour sa famille, l’eau est facilement disponible, car elle la puise dans son réservoir personnel, fourni par le gouvernement et situé juste en face de leur maison. Elle a la chance d’avoir cette citerne à proximité de chez elle, ce qui n’est pas le cas pour de nombreuses familles du même village.
Raisa a épousé un homme aisé du village: il gagne suffisamment d’argent en tant que musicien pour subvenir aux besoins de sa famille. Il joue dans des festivals à travers le pays, mais malheureusement, la belle-mère de Raisa lui interdit de l’accompagner dans ses voyages. Elle passe donc ses journées dans la petite cuisine, à préparer des repas à même le sol, à faire le ménage et à laver le linge. Selon la tradition de sa belle-famille et les règles islamiques strictes, elle est destinée à rester à la maison, à servir les invités, à cuisiner et à s’occuper des enfants.
Dewaki, femme du village de Kanoi qui, à la demande de son mari, doit se couvrir le visage lorsqu’elle est photographiée, se prépare à marcher trois kilomètres pour aller chercher de l’eau au point d’eau le plus proche.
Mariée très jeune et mère de quatre enfants, elle n’est jamais allée à l’école. Depuis qu’elle s’est mariée, Dewaki ne sort pratiquement plus du village, sauf pour aller chercher de l’eau.
Son mari, musicien de profession, la tient strictement enfermée dans la maison et lui interdit de voir d’autres personnes, à l’exception des villageois proches. « Elle doit aller chercher de l’eau et nous travaillons dur pour nos enfants, elle n’a pas le temps de sortir et de voir d’autres personnes », souligne-t-il. Ses quatre enfants sont encore trop petits pour l’aider à aller chercher de l’eau. Ils vont donc de temps en temps à l’école dans le désert de Thar, à proximité du village. Mais la situation est aussi difficile dans les établissements scolaires. « Parfois, s’il n’y a pas d’eau potable à l’école, mes enfants n’y vont pas », ajoute Dewaki.
Dans le village Kanoi, si l’eau manque à la maison, les jeunes filles ne vont pas non plus à l’école, car elles ont la responsabilité d’aider à en trouver.
Lata préfère utiliser le sable plutôt que de passer du temps à chercher de l’eau. « Le sable nettoie même mieux mes casseroles que l’eau, c’est plus efficace, je passe moins de temps à marcher et nous économisons plus d’eau pour notre communauté jusqu’à la prochaine saison des pluies », dit-elle.
L’eau est très précieuse pour les femmes du désert de Thar. Elles donneraient tout, mais pas l’eau. Fournir de l’eau est perçu comme une occupation, sans rétribution financière. Aller chercher de l’eau coûte du temps, de l’énergie et nuit à la santé des femmes. Malgré cela, certaines femmes y mettent tout leur cœur et apprennent à récolter l’eau avec soin afin de ne pas en renverser une goutte.
Si l’eau n’était pas autant utilisée, autant, les femmes devraient marcher plus souvent pour aller en chercher, ce qui les rendrait davantage fatigués. Elles auraient aussi moins d’énergie pour s’occuper de leur famille.
Dans les villages du Rajasthan, où l’eau n’est pas facilement disponible, même les filles, depuis leur plus jeune âge, doivent aider à porter l’eau.
« Tout le monde aide dans la famille, même les petites filles, les femmes enceintes ou les plus âgées », explique Lata, mère de Ikra, la petite fille sur la photo.
« Lorsque j’étais enceinte, j’ai marché avec 10 litres d’eau sur la tête jusqu’à mon huitième mois et après l’accouchement, j’ai recommencé au bout d’un mois. Nous n’avons pas d’argent pour acheter de l’eau au camion-citerne, alors nous devons être courageuses pour le faire en toutes circonstances », ajoute-t-elle.
Heureusement pour Lata, le réservoir d’eau de pluie n’est qu’à 500 mètres de sa maison. D’autres femmes doivent marcher jusqu’à neuf kilomètres sous des conditions plus extrêmes.
Mamta est venue vivre dans le village de Bhadasar après son mariage arrangé. Elle marche, jusqu’à six fois par jour, vers un lac de retenue d’eau de pluie situé à un kilomètre de sa maison.
Elle y recueille de l’eau pour son réservoir: lorsqu’il est vide, 10 jours sont nécessaires pour le remplir à nouveau.
Pour Mamta, la collecte de l’eau est très difficile. Porter 11 litres d’eau d’un même coup la fatigue et lui donne des douleurs dans les jambes. « Mon homme ne va pas chercher l’eau parce qu’aucun autre homme n’y va. Avant, nous avions beaucoup moins d’eau ici, mais depuis le dernier tremblement de terre, le niveau de l’eau a augmenté et nous avons eu moins de problèmes. Maintenant, c’est seulement lorsque l’eau de pluie est insuffisante que nous avons un problème d’eau », indique-t-elle.
Hina et ses enfants doivent marcher sur une distance de 2,5 km depuis leur village de Kanoi pour aller chercher de l’eau deux fois par jour « Après avoir marché autant de fois par jour pour aller chercher de l’eau, j’ai des douleurs dans les articulations, le dos et les épaules. C’est une lourde tâche pour les femmes », dit-elle. Son mari étant la plupart du temps absent, Hina gagne un petit revenu en cousant et en réparant des vêtements.
Au Rajasthan, le taux d’alphabétisation et d’emploi des femmes n’est que de 23,8 %, contre 76,2 % pour les hommes. Les normes sociales et culturelles rendent difficile la participation des femmes au marché du travail. De nombreuses femmes n’ont pas l’éducation et les compétences requises par les employeurs. Le stress, lié à la pénurie d’eau dans le désert, est aussi un facteur important de l’absence d’éducation chez les filles. En effet, elles sont nombreuses à être forcées d’abandonner leurs études pour aider leur famille à trouver de l’eau. « J’avais l’habitude d’aller à l’école à 8 heures du matin et en même temps, je devais aller chercher de l’eau dans un autre village pour ma famille. Comment pouvais-je faire deux choses en même temps? J’ai choisi d’apporter de l’eau au lieu d’aller à l’école », se souvient Hina.
Hua, originaire du village d’Amarsagar dans le désert de Thar, enveloppée dans un foulard indien rose, a été mariée par ses parents à Salim à l’âge de 18 ans. Elle a aujourd’hui 37 ans et est mère de cinq enfants.
La fille aînée, Sakina a 18 ans. Même si son mari ne l’oblige pas à rester à la maison, elle a choisi, après la naissance de leur premier enfant, d’être femme au foyer.
« Quand je me suis mariée, ma vie s’est éteinte. Je ne veux pas que mes filles ressentent la même chose », se souvient-elle.
Hua a trois filles, dont les deux plus âgées rêvent de devenir médecin et d’étudier les sciences politiques. Sakina (sur la photo) rêve d’étudier à l’université, mais ne peut pas aller à l’école tous les jours.
Celle-ci est trop éloignée de sa maison, et les revenus de la famille sont trop faibles pour payer le transport scolaire.
La famille peut payer le transport de leurs deux autres filles et garçons, car leur école est beaucoup plus proche.
« Je paie 2000 roupies par mois pour le taxi scolaire de Jarina, ma fille de 16 ans, mais je n’ai pas les moyens de payer pour tous mes enfants », explique le père, Salim.
Au lieu de poursuivre ses études, Sakina aide sa mère à la maison et, pendant son temps libre, elle étudie, seule. Les deux filles refusent de se marier très jeunes. Un choix soutenu par leurs parents, ce qui n’est pas le cas de nombreuses familles de la région de Marwar.
« Mon père paie 1000 roupies par mois pour 5000 litres d’eau, et nous avons besoin de le remplir au moins deux fois par mois. C’est beaucoup d’argent pour une famille de cinq enfants. L’eau est parfois trop salée, mais nous n’avons pas d’autre choix que de la boire », explique Sakina.
Dans la maison familiale, il n’y a pas d’installations sanitaires. Ses membres sont obligés de se rendre à moto aux toilettes communautaires, mal entretenues, situées près du temple derrière le village, à environ 500 mètres. La nuit, la famille va ensemble faire ses besoins à l’extérieur, dans le champ, proche de la maison, car il fait trop sombre et, pour les femmes, il est trop dangereux de marcher loin la nuit. Des viols et violences sexuelles ont souvent eu lieu dans les environs.
La communauté Kalbeliya
Krina et Sama sont deux jeunes filles de la communauté Kalbeliya; y vivent des gitans et des musulmans qui voyagent d’une partie du désert à l’autre pour exercer la Kalbeliya, une danse folklorique du Rajasthan, le soir dans les hôtels et les restaurants. Ici, on les appelle les « gens sans terre ». Ils dorment le jour et dansent la nuit. Ils vivent six mois dans le désert de Sam, dans des tentes qu’ils ont eux-mêmes construites avec des tiges de bambou et des bâches en plastique et, après la saison touristique, ils déménagent ailleurs, le plus souvent à Pushkar, au Rajasthan.
En raison du mode de vie nomade, la situation de l’eau potable, dans le camp, est désastreuse.
La communauté Kalbeliya ne dispose pas d’installations sanitaires adéquates ni d’eau, et défèquent à l’extérieur, en plein air. Les familles partagent la cuisine et les salles de bain, qu’elles ont construites elles-mêmes. L’eau est difficile à obtenir. Les puits sont trop éloignés de leur campement pour être atteints à pied. Impossible pour les femmes du camp de marcher des heures. Elles sont alors obligées de s’en procurer auprès de sociétés privées qui rachètent l’eau au gouvernement: 3000 roupies pour 40 000 litres d’eau, soit l’équivalent de trois ou quatre soirées à danser pour ces femmes.
Les puits sont remplis d’eau, mais pas seulement. L’alum, du sulfate d’aluminium, est aussi présent, ajouté par les familles. Il s’agit d’une pierre destinée à purifier l’eau et à retenir les particules présentes qui, avec le temps, peuvent être dangereuses pour la santé. En général, toutes les familles du désert de Thar agissent ainsi pour garder l’eau propre, sans métaux ni saletés.
Dans le désert de Thar, l’eau de pluie n’est pas gaspillée. Elle sert à laver le linge ou la vaisselle, puis est recyclée pour nourrir les animaux ou arroser les plantes.
De nos jours, le désert Sam, où les Kalbeliyas se sont installés, et le désert Thar qui l’entoure, sont alimentés par l’eau du canal Indira Gandhi, récemment construit, qui amène l’eau de la rivière Sutlej au Punjab. C’est la principale source gouvernementale d’eau potable pour de nombreux villages en cas de pénurie d’eau de pluie, mais pour de nombreuses tribus et femmes gitanes, l’eau reste encore chère.
Des hommes du désert de Thar
Dans le désert de Thar, les hommes ne vont chercher de l’eau que lorsqu’ils doivent alimenter les chameaux, sinon cette tâche est confiée aux femmes.
Ils partent alors en groupe avec cinq à dix chameaux et sortent de lourds seaux remplis d’eau de source naturelle.
Les hommes y passent environ une heure et retournent au village ramener les chameaux. Les chameaux servent de moyens de transport et d’attraction touristique, leur source de revenus. Parfois, les hommes apportent avec eux un petit réservoir sur le tracteur pour ramener de l’eau au village, mais ils ne la transportent jamais sur leur tête dans le pot, contrairement aux femmes. « Lorsqu’il y avait une très grande pénurie d’eau dans le passé, nous allions aider nos femmes, mais normalement nous n’allons pas chercher de l’eau », explique un membre du groupe.
Lorsqu’ils y vont pour les chameaux, les hommes vont au puits pendant la journée, tandis que les femmes récoltent l’eau au début et à la fin de la journée.
À travers les récits de ces femmes, j’ai voulu faire prendre conscience de la persistance d’un mode de vie stéréotypé et traditionnel dans les régions de l’extrême ouest de l’Inde. Et aussi braquer les projecteurs sur ces femmes qui sont prêtes à sacrifier leur vie pour le bien de leur famille.
Ce reportage a été réalisé grâce au soutien du Fonds québécois en journalisme international (FQJI).