À mi-chemin entre le journal personnel et le carnet sur l’actualité, Les enfants ne se laissaient pas faire nous offre une plongée dans l’intimité de Joann Sfar, tout en présentant un point de vue unique et intelligent sur la guerre en général, et celle que subit l’Ukraine depuis plus d’un an et demi en particulier.
Joan Sfar est un illustrateur et un auteur très prolifique. Bien connu des bédéphiles pour ses séries iconiques comme Le Chat du rabbin ou Donjon, il réalise aussi des films (Gainsbourg, vie héroïque) et signe des romans (Le Plus Grand Philosophe de France). Avec une telle production à son actif, on pourrait penser qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps.
Pourtant, pratiquement chaque jour, il remplit son carnet personnel de croquis, d’observations et de réflexions sur les choses qui l’entourent et les différents événements dont il est témoin. Au lieu de garder ces pages pour lui, il a choisi de les partager avec le public, ce qui donne des albums plutôt atypiques, mais forts intéressants comme Les enfants ne se laissaient pas faire, une petite brique de plus de 400 pages.
Couvrant les quatre premiers mois de 2022 et s’amorçant avec ses préparations pour le réveillon, où il demande à ses douze invités de faire un test COVID avant d’arriver, Les enfants ne se laissaient pas faire aborde pêle-mêle une foule de sujets avec philosophie, et un humour parfois grinçant.
Sa compagne Louise, ses fils Raoul et Ilyusha, son chien Bretzel, sa mère morte alors qu’elle n’avait que 26 ans, ce qui le motive à écrire, son travail de professeur à l’École des beaux-arts, sa présence au Festival de la Bande Dessinée d’Angoulême, ses problèmes d’apnée du sommeil sévère, son amour de la vodka Petrossian, les trolls sur Internet, le Maus de Art Spiegelman et son bannissement dans certaines écoles américaines, Romain Gary et son roman Les racines du ciel, la prostitution, l’extrême droite, la religion, l’antisémitisme, et j’en passe. L’artiste fait vraiment feu de tout bois.
À partir du jeudi 24 février 2022, Les enfants ne se laissaient pas faire sort de l’anecdotique et se consacre essentiellement à la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Sfar déboulonne le prétexte de la dénazification avancé par Vladimir Poutine, évoque les volontaires ukrainiens mettant leur famille dans un train avant de s’enrôler et partir combattre au front, le bombardement du théâtre de Marioupol où 1200 civils s’étaient réfugiés, les viols commis par l’armée et les cadavres d’enfants retrouvés dans les fosses communes.
Il dresse aussi des parallèles entre la Shoah et le conflit en Ukraine, allant jusqu’à noter qu’on utilise les mêmes pièges antichars aujourd’hui qu’en 1941. Avec une plume inspirée, il livre plusieurs perles de sagesse, comme « Derrière le laboratoire du martyre juif se lit un mode d’emploi de toutes les éradications », ou « Bombarder des civils, ce n’est pas la guerre, c’est un crime ».
Bien sûr, les dessins en noir et blanc au feutre, à l’encre et au plomb que l’on retrouve dans l’album ne sont pas aussi travaillés que ceux des bandes dessinées habituelles de Sfar, puisqu’il s’agit après tout de croquis et d’esquisses tracées dans son carnet.
Malgré tout, l’artiste maîtrise l’art de capturer l’essence d’une scène ou d’un paysage à l’aide de seulement quelques lignes sommaires et fougueuses. Il utilise rarement des cases dans Les enfants ne se laissaient pas faire, et ses illustrations flottent librement sur la page, entremêlées de paragraphes de textes touffus écrits à la main. Il reprend des images vues aux nouvelles ou des photos issues des réseaux sociaux, et reproduit avec pudeur les massacres en Ukraine et des scènes de la Shoah. Il croque aussi des personnalités diverses, telles Larry David, Éric Zemmour, Guillermo Del Toro, Joe Biden, Volodymir Zelensky ou Vladimir Poutine dans un style proche de la caricature.
Avec Les enfants ne se laissaient pas faire, Joann Sfar livre un album intime au propos universel, qui incite à la réflexion sur les travers de nos sociétés modernes ainsi que sur les horreurs de la guerre, peu importe l’époque ou le pays où elle a cours.
Les enfants ne se laissaient pas faire, de Joann Sfar. Publié aux éditions Gallimard, 464 pages.