Relatant l’histoire de Léa, une jeune femme forcée d’épouser un homme qu’elle n’aime pas lors d’un mariage arrangé par son père et qui, après une visite au cimetière, se retrouve possédée par un esprit, La fiancée est une adaptation de la pièce de la plus jouée du théâtre yiddish, Le Dibbouk, et pour en apprendre davantage sur cette bande dessinée, Pieuvre a eu le plaisir de s’entretenir avec sa créatrice, l’artiste multidisciplinaire Éléonore Goldberg.
La fiancée est votre deuxième adaptation d’une pièce de théâtre après La Demoiselle en blanc. Pourquoi le théâtre se prête-t-il aussi bien à la bande dessinée selon vous?
Éléonore Goldberg : Ce qui m’intéresse dans le théâtre, c’est qu’il y a beaucoup de liberté d’interprétation pour ce qui est des décors, du physique des personnages, des actions. Quand on lit du théâtre, on a de brèves descriptions d’acteur. Surtout du dialogue en fait. Donc, on peut placer l’histoire dans des décors plus ou moins adaptés à l’époque où ça a été écrit. On a beaucoup de liberté pour créer l’environnement, le décor, même le jeu. Le jeu des personnages, les expressions sont peu décrites au théâtre. Enfin, il y a quelques petites descriptions, mais on peut vraiment prendre de la place et recréer des personnages à partir de ce qui est raconté.
La fiancée est inspirée de la pièce Le Dibbouk de Shalom Anski. Comment avez-vous connu la pièce, et pourquoi avoir décidé de l’adapter en bande dessinée?
Éléonore Goldberg : C’est mon père qui m’a fait découvrir la pièce. Il l’avait dans sa bibliothèque. Il m’a prêté son livre, et puis il m’a dit : « Ça pourrait être quelque chose qui t’intéresserait en adaptation, soit en bande dessinée soit en animation », parce que je fais de la bande dessinée, mais surtout du cinéma d’animation. J’ai lu la pièce, et au début, je n’étais pas particulièrement emballée. Finalement, ce qui m’a intéressé dans la pièce, c’est ce que j’avais ressenti en la lisant. Et aussi des aspects culturels. Par exemple, tout ce qui tourne autour des croyances, des légendes. Aussi la part de mystique de la pièce, cette histoire d’esprit qui habite le corps d’un humain et qui hante un personnage. L’aspect gothique et un peu mystique m’a plu. J’avais des images qui me hantaient. J’imaginais comment représenter graphiquement certaines scènes. Et puis, ce qui m’a interpellé aussi, c’est que, dans la pièce du Dibbouk, la majorité des personnages qui parlent sont des hommes, mais, il y a quand même deux femmes qui sont importantes, Léa et Fradé. Léa est la personne qui va être hantée par le dibbouk. Et ce qui m’a vraiment interpellé, c’est qu’en fait, ces deux femmes parlent à peine, surtout Léa, qui est quand même très importante, parce que c’est elle qui permet au dibbouk de s’exprimer, et elle ne dit pas grand-chose dans la pièce. Donc, c’est comme ça que l’idée m’est venue de recentrer l’histoire autour d’elle, de lui donner plus de place, de lui donner une voix. De lui créer une enfance aussi, parce que dans mon adaptation, je lui ai écrit une jeunesse. Je lui ai donné un caractère et plus de profondeur que ce qu’on lit dans la pièce.
Le Dibbouk est la pièce la plus jouée du théâtre yiddish. Qu’est-ce qui explique son succès d’après vous?
Éléonore Goldberg : Je ne suis pas une spécialiste du théâtre et du théâtre yiddish, mais j’imagine que ce qui pourrait expliquer son succès, c’est qu’elle raconte une histoire d’amour impossible. Ça, je pense que ça peut parler à beaucoup de gens. Je pense que beaucoup de gens ont connu ça, aimer quelqu’un qui était rejeté par les parents ou le cercle d’amis pour des raisons variées. Ça peut être la culture, le rang social. Je pense que, le fait que ça soit axé sur une histoire d’amour impossible, ça peut toucher le public. Il y a aussi des passages comiques dans la pièce. Je pense qu’on retrouve beaucoup de choses dans cette pièce qui peuvent plaire et intéresser un public large. Le comique, les croyances, l’opposition entre la raison et le mysticisme, la tradition et la nouvelle génération. Il y a aussi l’enfant qui s’oppose au père, d’une certaine façon. Il y a pas mal d’aspects qui font que cette pièce a un certain succès.
Comme vous le disiez précédemment, vous faites beaucoup de films d’animation. Quels sont les avantages et les inconvénients de la bande dessinée versus l’animation?
Éléonore Goldberg : Déjà, la bande dessinée m’a pris sept ans. Ça a été très long pour diverses raisons. J’ai eu deux enfants, il y a eu la pandémie (rires). J’ai beaucoup recommencé le projet aussi, je l’ai dessiné de différentes manières. Donc, c’est sûr qu’en terme de longueur, je ne peux pas dire que c’est plus facile qu’un film d’animation, parce qu’un film d’animation, c’est aussi très long. Par contre, un film d’animation, c’est beaucoup plus couteux à réaliser. Ça demande un gros budget, à moins qu’on ait du temps à mettre pendant sept ans, mais il faut quand même un budget. Il faut aussi penser à l’aspect sonore. Donc, je trouve que faire une bande dessinée, c’est plus simple en termes de moyens. Ça demande du matériel pour dessiner, et peut-être un scanner, un ordinateur, ou alors on dessine directement à la palette graphique, c’est selon les artistes, alors qu’en animation, ça demande beaucoup de matériel, et beaucoup d’argent. Il faut aller chercher des fonds, ça peut être vraiment très ardu. Il faut aussi gérer une équipe. Ça, c’est pour l’aspect pratico-pratique. Ce que j’aime en bande dessinée, c’est que, quand on lit une BD ou un roman, on a tout le temps qu’on veut pour découvrir l’objet. On peut s’arrêter, regarder des pages, prendre le temps de regarder les dessins, alors qu’en animation, il faut regarder le film sans décrocher les yeux de l’écran. Tout va très vite. Le film va peut-être durer dix minutes, mais il ne faut pas détourner les yeux parce qu’on va peut-être manquer quelque chose. La notion du temps n’est pas la même en bande dessinée qu’en animation.
Quelle fût votre méthode de travail sur La fiancée? Est-ce que vous avez procédé par ordinateur, ou de manière plus artisanale, avec le crayon et le papier?
Éléonore Goldberg : J’ai tout dessiné au crayon d’abord. Les croquis, le storyboard. J’ai aussi fait du storyboard à la palette graphique à un certain moment pour aller plus vite. Mais par contre, toutes les planches finales sont dessinées à la plume et à l’encre de Chine sur papier. Donc, j’ai, grosso modo, tout dessiné à la main, et puis ensuite, j’ai numérisé les pages. C’est vraiment un projet plutôt artisanal, oui.
Comme l’histoire se passe au dix-neuvième siècle, est-ce que vous avez utilisé beaucoup de photos et d’images d’époque pour vous inspirer?
Éléonore Goldberg : Oui. J’ai fait beaucoup de recherches. Sur la vie dans les shtetls de l’Europe de l’est à cette époque. J’ai aussi fait des recherches pour comprendre comment l’intérieur des maisons était meublé. Je n’avais pas grand-chose pour ce qui est de l’intérieur des maisons dans les shtetls, donc les bourgs juifs, mais par contre, j’ai pu regarder les décors des maisons ukrainiennes et russes. J’ai aussi fait des recherches sur la végétation, quels types d’arbres sont dans ces régions-là. J’ai fait des recherches sur les synagogues, les synagogues en bois en particulier parce que, bon, on trouve toutes sortes de types de synagogues, mais moi, c’était des synagogues en bois que je voulais pour la bande dessinée. Les pierres tombales aussi. J’ai regardé beaucoup de photographies de vieux cimetières juifs de cette région. Et puis j’ai découvert des artistes juifs aussi qui ont présentés la vie dans les shtetls. Donc, oui, j’ai fait pas mal de recherches. C’est même un aspect que j’aime beaucoup, les archives, trouver des artistes, rechercher aussi les villages sur les cartes, voir s’ils ont vraiment existé et ce qu’ils sont devenus, où ils sont placés…
C’est un projet qui a été réalisé en noir et blanc. S’agit-il d’un choix volontaire pour mieux transmettre la sensation du récit d’époque, ou à cause des contraintes techniques?
Éléonore Goldberg : Oh non, c’était plus un choix pour créer cette espèce d’ambiance un peu mystérieuse. Au début, je voulais le faire à la plume, au pinceau et au lavis, et je trouvais que c’était trop doux et que mon dessin était un peu trop simple peut-être, simplifié. Finalement, quand je suis tombé dans la plume, je trouvais que mon dessin était un peu plus acéré, plus anguleux. Ça me permettait d’être plus expressive. Alors, c’est vraiment pour essayer de recréer cette ambiance mystérieuse, un peu gothique, sombre. Et puis aussi parce que ça peut faire penser un peu à la gravure. Il y a beaucoup d’artistes juifs qui ont présenté la vie dans les shtetlech qui faisaient de la gravure. Et ça rappelle aussi les œuvres des artistes issus du mouvement de l’expressionisme allemand. Donc, c’est plus en référence à l’ambiance de la pièce et aux artistes de cette époque que j’ai choisi l’encre noire, mais c’est vrai que, pour les coûts de production, c’est plus économique pour une maison d’édition, un livre en noir et blanc qu’un livre en couleur, mais ce n’était pas trop mon problème. Je n’ai jamais eu envie de mettre de la couleur dans ce projet.
En terminant, sur quoi travaillez-vous en ce moment? Préparez-vous une troisième bande dessinée?
Éléonore Goldberg : J’ai une idée pour un nouveau projet de bande dessinée, donc, je suis plus dans des recherches graphiques. C’est un début d’idée, et c’est aussi lié à la culture ashkénaze. Sinon, je vais bientôt enseigner l’animation à Vancouver à l’Université d’Emily Carr. Ça va quand même prendre beaucoup de mon temps. J’ai aussi des projets en animation et un projet de roman, donc, je suis pas mal occupée. J’ai beaucoup de projets. On verra lequel sera fini le premier (rires).
La fiancée, de Éléonore Goldberg. Publié aux éditions Mécanique Générale, 312 pages.
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