Dans une société axée sur l’individualisme et la surconsommation, est-il encore possible de remettre en question le statu quo et d’imaginer de meilleures façons de vivre ensemble? Voilà la question que soulève Résister et fleurir, un roman graphique signé Jean-Félix Chénier et Yoakim Bélanger.
Bien qu’il contienne des personnages, des lieux et des actions, Résister et fleurir n’est pas une bande dessinée conventionnelle. Il s’agit plutôt d’un essai, qui emprunte la forme d’un roman graphique afin de rendre son propos davantage accessible. Le fil conducteur est un cours sur l’utopie donné à distance durant la pandémie par un professeur de pensées et cultures politiques. Afin d’aborder un sujet qui peut sembler un brin abstrait, l’enseignant se sert d’un exemple bien concret pour entamer la discussion, et la réflexion, auprès de ses étudiants, soit le projet de plateforme de transbordement de marchandises de la compagnie Ray-Mont Logistiques dans un terrain vague d’Hochelaga-Maisonneuve.
Alors que l’espérance de vie est déjà plus faible qu’ailleurs dans Hochelaga-Maisonneuve, un quartier où le taux de mortalité est le plus élevé de toute l’île de Montréal lors des vagues de chaleur en raison du manque d’espaces verts et d’îlots de fraîcheur, les citoyens se mobilisent depuis quelques années contre les ambitions du promoteur, qui prévoit une activité 24 heures par jour et sept jours sur sept, le passage de mille camions et de cent wagons par jour, ainsi que l’entreposage de 10 000 conteneurs à moins de 150 mètres d’habitations résidentielles et de logements sociaux. Résister et fleurir, le titre de l’album, est d’ailleurs le slogan adopté par ces militants.
Après avoir réaménagé de leur propre initiative et avec leurs propres moyens ce territoire à l’abandon pour en faire en un lieu communautaire rebaptisé le Parc-Nature, les citoyens se sont engagés dans un véritable combat de David contre Goliath. Même la ville de Montréal, qui a tenté de changer le zonage pour stopper la dénaturalisation du quartier, a perdu une poursuite en Cour intentée par Ray-Mont Logistiques, et doit maintenant verser 373 millions de dollars en dommages et intérêts à l’entreprise. Les demandes de la population de tenir un BAPE ont également été ignorées, simplement parce que le projet est en phase avec la stratégie maritime du gouvernement Legault.
Bien qu’il utilise le bras de fer entre les citoyens d’Hochelaga-Maisonneuve et Ray-Mont Logistiques pour illustrer les impacts négatifs de la croissance économique à tout prix sur des territoires et des communautés qui entendent les préserver, le propos de Résister et fleurir ne se limite pas à documenter ce dossier épineux. L’album dresse surtout un portrait lucide du néolibéralisme sauvage qui corrode les relations sociales et pervertit la démocratie, et dénonce au passage un ordre social hostile à tout ce qui a le culot de déranger le petit ronron d’une société satisfaite, dont la devise pourrait se résumer à « Travaille, consomme pis ferme ta gueule ».
Traitant des différentes facettes de l’utopie qui, chez Robert Musil, n’est pas un but, mais bien une direction, Résister et fleurir aborde des pistes de solutions pour parvenir à un monde misant sur l’harmonie, le respect de la nature, l’acception des différences et l’abolition des inégalités. À l’aide de phrases imagées comme « François Legault n’est pas laïque, sa religion est la croissance économique », l’auteur Jean-Félix Chénier réussit à expliquer avec beaucoup de clarté des principes économiques et politiques qui peuvent paraître complexes de prime abord. Il s’agit, vous l’aurez deviné, d’une lecture qui provoque une réflexion en profondeur sur notre société actuelle.
Même s’il y a beaucoup de texte et que l’album est assez verbeux, les illustrations à l’aquarelle de Yoakim Bélanger rendent le propos beaucoup moins aride, l’agrémentant d’une mise en image toujours pertinente, et inspirée. Dans des compositions dénuées de cases, les dessins s’étalent souvent sur une pleine page ou deux. L’artiste croque les manifestations et les flash-mobs en faveur du Parc-Nature, reproduit Le jardin des délices de Jérôme Bosch ou le discours de Donald Trump avant l’insurrection contre le Capitole le 6 janvier 2021, et s’amuse même à dénoncer l’hypocrisie de Steven Guilbeault, le ministre fédéral de l’environnement et ancien militant écologiste, en le dépeignant en Darth Vader. Certaines scènes débordent de poésie, comme un coucher de soleil baignant Hochelaga-Maisonneuve d’une teinte rosée.
Résister et fleurir aurait pu être un simple essai, mais en utilisant la forme du roman graphique, Jean-Félix Chénier et Yoakim Bélanger rendent le concept de l’utopie beaucoup plus accessible. Ce faisant, leur invitation à rêver d’un monde différent a de meilleures chances de rejoindre un vaste public, ce qui ne peut qu’être bénéfique.
Résister et fleurir, de Jean-Félix Chénier et Yoakim Bélanger. Publié aux éditions Écosociété, 176 pages.
Un commentaire
Pingback: Critique Résister et fleurir - Patrick Robert