Ce texte a d’abord été publié en 2003.
« Un, deux, trois, quatre. Cinq, six, sept, huit. » Ils étaient une dizaine d’adultes, en rond, à compter tout haut, à culbuter leur petit sac de sable de la main gauche (neuf) à la main droite (dix), puis à la gauche (onze), pour le passer au voisin de droite (douze). Avec ce ballet, des parents expérimentaient… la table de multiplications de quatre. Du moins telle qu’elle aurait pu être enseignée à leur petit s’ils l’avaient envoyé en première année dans une école à pédagogie Waldorf.
Caractéristique dominante de cette pédagogie : « les rythmes de développement » des enfants. C’est ainsi qu’on n’enseigne que par le jeu et l’imitation aux moins de sept ans… parce que l’âme n’a pas encore intégré le corps. De 7 à 14 ans, on mise sur l’oralité. Contes de fées, légendes et mythes sont alors à l’honneur des cours d’histoire… et de biologie !
Les mathématiques sont également revues à travers le tricot. L’histoire, par un modelage en cire d’abeille. L’idée étant que les matières de l’après-midi — comme le jardinage, les travaux manuels ou l’artisanat — consolident les apprentissages du matin.
Ici, pas de manuels scolaires. Pas d’ordinateurs ni de médias électroniques avant le secondaire parce qu’on est convaincu que ceux-ci « briment l’imagination » des jeunes.
La réincarnation au programme scolaire
Une demande a été présentée aux commissions scolaires de Montréal et Marguerite-Bourgeoys afin d’implanter « la première école publique à vocation particulière basée sur la pédagogie Waldorf à Montréal ».
Après avoir étudié le projet, appelé Élan Waldorf Montréal, les deux commissions scolaires ont décliné la demande pour les rentrées de septembre 2002 et 2003. La Commission scolaire de Montréal n’offrait que des locaux à partager alors qu’Élan Waldorf tenait à une école entièrement dédiée à « sa » pédagogie. Marguerite-Bourgeoys justifiait son choix par la réforme scolaire, qui requiert toute l’attention du personnel, mais ce n’est que partie remise : le dossier Waldorf demeure sur sa liste des projets à étudier. Et Élan Waldorf poursuit son projet d’ouvrir une école pour septembre 2003.
Au cours de l’été 2002, onze parents ont tenté, au cours de séances d’information de trois heures, de convaincre d’autres parents de rallier leur cause. L’atmosphère s’avérait plutôt chaleureuse et familiale. La salle soupirait d’envie lorsque trois anciens Waldorf, dans la vingtaine, se souvenaient du climat « non concurrentiel » des classes (pas d’examens notés au primaire). Mais les questions étaient soigneusement évitées. Au cours des trois heures, consacrées en grande partie à des contes, des mises en situation et des chansons), personne n’a prononcé le mot « anthroposophie ». On n’en fait aucune mention non plus dans les 23 pages du document remis aux commissions scolaires en novembre 2001. C’est pourtant derrière ce terme que se dissimule toute la philosophie créée en 1919 par le fondateur des écoles Waldorf, Rudolf Steiner (voir encadré ci-dessous).
Imbibant l’ensemble de la démarche scolaire, l’anthroposophie reprend entre autres la thèse de la réincarnation et du karma. Les « rythmes de développement » de l’enfant sont basés sur l’arrivée successive de trois « corps » qui, selon Steiner, composent l’être humain : le corps physique, qui s’incarne à la naissance, suivi du « corps éthérique » à la chute des dents (vers sept ans) et du « corps astral », qui provoque la puberté, à 14 ans. Steiner était convaincu que les humains ont déjà vécu en Atlantide et vont un jour vivre sur Vénus, Jupiter et Vulcain (?) lorsque, dans une vie future, ils auront atteint un stade plus élevé de ce « développement ».
« Les enfants n’entendent pas directement parler de réincarnation. Mais la pédagogie est basée sur ce fait », reconnaît Vincent Breton, fondateur de l’association Rudolf Steiner de Québec. Cette association anthroposophique tente depuis 20 ans de lancer une école privée Waldorf à Québec. Dès 1994, elle a organisé un congrès d’information sur la pédagogie Waldorf et l’anthroposophie. Sans blâmer le silence qu’Élan Waldorf Montréal choisit de garder au sujet de l’anthroposophie, Vincent Breton se dit favorable à ce que les parents sachent que le projet est directement relié à cette philosophie et y inscrivent leurs enfants en toute connaissance de cause plutôt que de le découvrir après coup.
Un enfant sans âme
Selon M. Breton, lui-même père de quatre enfants, si les lettres sont assimilées en deuxième année plutôt qu’en première, c’est parce que l’esprit, qui vivait avant la naissance de l’enfant, n’a pas encore fini de « s’incarner dans son corps physique ».
« On nous a parlé du développement de l’enfant mais jamais que l’âme s’incarne à l’âge de sept ans », s’insurge un père qui a retiré ses deux enfants de l’école privée Rudolf-Steiner dans les années 90 — la seule école Waldorf dans l’île de Montréal — et désire demeurer anonyme. Comme les enfants ne rapportent pas de devoirs à la maison, les parents ignorent ce qui se passe réellement. Lorsque ce père a parcouru les ouvrages anthroposophiques de la bibliothèque de l’école, il a déchanté.
Il se rappelle les rencontres avec les professeurs : « Tout est très contrôlé. Le professeur parle. On ne pose pas de questions. »
Les professeurs, eux, entendent bel et bien parler d’anthroposophie. Ils complètent leur certification d’enseignement du Québec par une formation spéciale de un à trois ans, en Californie, en France, au séminaire de formation de l’école Rudolf Steiner de Montréal ou au Rudolf Steiner Centre à Thornhill, en Ontario. Sur son site Internet, on peut lire qu’ils font un « travail intensif en anthroposophie pour une éducation en profondeur », qu’ils étudient la « sagesse dans les contes de fées » ou qu’ils apprennent l’existence de « douze sens ».
Faire des maths avec les anges
Yves Casgrain, ex-directeur de la recherche à Info-Secte et auteur d’un livre sur les sectes, prépare actuellement un ouvrage sur les écoles Waldorf. La somme de trois ans d’entrevues avec des professeurs de nombreuses écoles privées : « On leur conseille d’être évasif, de savoir à qui parler et quoi taire. » Sans qualifier l’anthroposophie de sectaire, Yves Casgrain rapporte des propos d’un ancien étudiant : « Si je décidais de pratiquer l’anthroposophie à nouveau, ce serait via l’eurythmie [la « science du mouvement »], qui est un moyen d’entrer en contact avec l’au-delà. » Ce même élève lui racontait aussi qu’à l’école, on maintient que « quand on fait des maths, il y a des anges qui se promènent dans la classe ».
Même si, poursuit Yves Casgrain, « le but de ces écoles n’est pas de transformer les jeunes en anthroposophes », la pédagogie a un caractère « initiatique » : « Les professeurs ont une vision à long terme : préparer l’enfant à son karma et l’outiller pour ses futures vies, dans trois ou quatre vies. C’est plus ou moins à l’insu des parents. »
Le fait que les organisateurs d’Élan Montréal soient si discrets sur la philosophie de Rudolf Steiner s’explique peut-être par le fait qu’ils ont déjà eu maille à partir avec les médias. Depuis 1998, les parents de l’école La Roselière de Chambly observent un moratoire de silence. À l’époque, la ministre Pauline Marois n’avait pas voulu renouveler le permis d’établissement à vocation particulière : l’école n’utilisait pas de matériel didactique approuvé, son directeur était aussi le commissaire et certains parents étaient partis, choqués par son caractère ésotérique (dont une prière au soleil). Une mère se plaignait que l’orthopédagogue avait suggéré un traitement à sa fille gauchère pour qu’elle écrive de la main droite.
Pour l’instant, la seule école Waldorf primaire et secondaire dans l’île de Montréal, l’école Rudolf Steiner, est donc une école privée. Il existe trois écoles primaires publiques au Québec, à Waterville, Victoriaville et Chambly. L’une d’elles a été mentionnée à quelques reprises dans l’actualité lorsque Louis Taillefer, spécialiste des supraconducteurs à l’Université de Sherbrooke, a récolté les honneurs dans le milieu scientifique et en a profité pour souligner que ses enfants y sont inscrits. Il existe également des jardins d’enfants, dont L’Oiseau d’or à Montréal. Chaque fois, les promoteurs de l’école sont les parents, comme M. Taillefer.
Depuis un an et demi, près d’une dizaine d’initiatives convergent pour relancer la défunte Association pour la pédagogie Waldorf au Québec. L’école de Chambly souhaite élargir son enseignement au secondaire. D’autres travaillent à s’implanter en Abitibi, à Adamsville et dans des quartiers de Montréal. À Québec, des parents anthroposophes ont tenu une conférence publique en janvier. « Depuis que des parents sont les maîtres d’oeuvre avec les conseils d’établissement, explique Vincent Breton, on voit de plus en plus de ces initiatives pour un enseignement différent. »