Que fuit-on, en débarquant à Dawson, dans le nord-ouest du Yukon, à proximité de la frontière avec l’Alaska? Est-on seulement en fuite, en arrivant dans cette ville née de la ruée vers l’or, au 19e siècle, ou souhaite-t-on plutôt changer de vie, simplement? Pour Sacha, cette Version qui n’intéresse personne est le récit d’une vie à la fois pleine d’espoir, mais aussi une ode, en un certain sens, à un nihilisme aussi triste que poignant.
Écrit par Emmanuelle Pierrot, qui a elle-même vécu à Dawson pendant huit ans, entre 2012 et 2020, La version qui n’intéresse personne, publié du côté des éditions du Quartanier, est un roman qui, dans le cas de la copie détenue par ce journaliste, commence à ressembler à la vie du personnage principal: sans grande perspective d’avenir, sans plan précis, souvent même sans argent, Sacha avance dans la vie, ou plutôt titube, entre deux beuveries, séances de consommation de drogues, ou les deux combinées.
Cette copie du livre, après avoir malencontreusement pris l’eau, est donc bosselés, un peu fragilisés, avec un coin de couverture arrachée. Et sans surprise, la vie de Sacha, elle aussi, est bosselée, fragilisée, avec des bouts effrités, ou encore carrément arrachés sous l’assaut constant des éléments, mais aussi de la tristesse, de la misère, de l’ennui de la vie ordinaire, et, éventuellement, de quelque chose d’encore plus sinistre.
Car oui, on aura beau quitter Montréal, son bruit et sa fureur, pour tenter de refaire sa vie dans le Grand Nord, là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie, comme le veut le proverbe: ce n’est pas parce que nous sommes à Dawson que les habitants sont soudainement amènes et généreux. Certains le sont, oui, et à plusieurs occasions, le personnage de Sacha trouvera du réconfort et de la joie auprès de ces habitants tenaces qui alimentent une contre-culture vivace et audacieuse dans ce petit coin du bout du monde.
Mais d’autres habitants du coin se révèlent être particulièrement toxiques, voire méchants, cruels, ou carrément dangereux. Et le plus, dans tout cela, c’est que ces deux groupes ne sont pas mutuellement exclusifs.
Un livre gigantesque et minuscule
Autant La version qui n’intéresse personne est un livre de grands espaces, avec ces descriptions d’immensités, ces longues promenades dans la nature, ces passages à propos de Luna, un chien aussi adorable que sauvage, autant ce roman est aussi susceptible de provoquer une claustrophobie. Car Dawson, c’est une communauté tissée très serrée. Et si les choses tournent mal, alors elles tourneront mal rapidement, parfois sans aucune raison valable, et avec des conséquences désastreuses.
Le pire, dans tout cela, c’est que les signes avant-coureurs de la détérioration du climat social, dans le récit, sont parfaitement bien indiqués: ne manquerait plus qu’une sirène et des gyrophares pour rendre la chose encore plus claire. Mais ce n’est pas parce que le lecteur, avec sa capacité de prendre du recul, constate que la situation est en train de mal tourner que notre protagoniste sera en mesure, elle, d’y changer quoi que ce soit.
Et c’est probablement là la chose la plus fantastique et la plus terrible de ce roman, écrit dans un style en apparence bâclé, avec son rythme parfois chaotique, mais qui se révèle plutôt tenir du grand talent littéraire: la descente aux enfers est si graduelle que lorsque notre héroïne se rend compte qu’elle est tombée dans quelque chose de terrible, il est déjà trop tard pour espérer corriger le tir aisément.
Il est arrivé que La version qui n’intéresse personne fâche ce journaliste: encore et encore, on aurait souhaité sauver Sacha, lui dire de quitter ce monde pourri, cette ville vouée à l’autodestruction. On aurait voulu aimer cette jeune femme maganée, lui dire que le meilleur est à venir. On aurait aussi tenté de mieux prendre soin de Luna, ce molosse adorable.
La version qui n’intéresse personne est-elle une oeuvre autobiographique? Que cela soit le cas, ou non, il ne fait aucun doute qu’Emmanuelle Pierrot propose ici un très grand roman, un livre qui frappe directement au coeur, ou plutôt dans les tripes, et donc la lecture ne laisse personne indemne. À lire, absolument.