Des théoriciens du complot qui s’autoproclamaient en 2020 experts de la COVID, puis sont devenus en 2022 experts de l’Ukraine et pro-Poutine, sont cette semaine nombreux à s’autoproclamer experts du conflit israélo-palestinien. En recyclant certains des mêmes vieux arguments, tout en y ajoutant des ingrédients antisémites.
Le « deep state » qui aurait planifié la guerre en Ukraine ou qui aurait inventé la pandémie, devient en effet cette fois « le gouvernement israélien », qui aurait planifié les attaques terroristes du Hamas. C’est ce qu’ont prétendu certains des habitués de la sphère complotiste francophone comme le youtubeur Silvano Trotta ou le site DéQodeurs (rebaptisé ADNM) —qui ont tous deux en commun d’avoir diffusé, pendant la pandémie, une panoplie de fausses nouvelles.
De la même façon que, sur les vaccins ou le virus, aucune preuve ne leur était nécessaire, seules des opinions leur suffisent cette fois: à leurs yeux, le Hamas n’aurait jamais eu la capacité de mener une telle attaque. Pour les ex-DéQodeurs, cela ferait partie du « plan » pour mettre en place le « Grand Israël ». Une idée qui est aussi apparue dans la sphère complotiste anglophone dès le 7 octobre, moins de 12 heures après les attaques sanglantes: le site américain de la Ligue antidiffamation (ADL) —organisme voué à la lutte contre l’antisémitisme et les extrémismes— fait remarquer qu’un canal de la mouvance QAnon, sur la plateforme Telegram, a affirmé que ces attaques étaient un « faux drapeau » (false flag), une expression qui désigne un acte commis par un groupe afin d’en faire porter la responsabilité sur un autre. En l’occurrence, prétendent-ils, la tuerie du 7 octobre aurait été « orchestrée par les services secrets israéliens ».
ADL rappelle qu’il s’agit là d’une « théorie du complot antisémite classique ».
On l’a par exemple entendue tout de suite après les attentats du 11 septembre 2001 à New York —organisés, aux yeux de ces complotistes, par un « complot juif » de mèche avec « le gouvernement américain ». Ainsi qu’à la suite de l’attentat dans la salle de concert du Bataclan à Paris en 2015: le site français Conspiracy Watch a repéré le vidéaste Jérémie Mercier qui avait affirmé que les autorités avaient volontairement laissé les otages du Bataclan se faire massacrer « afin de justifier un état d’urgence » et qui, aujourd’hui, affirme que le gouvernement israélien a « laissé faire les combattants du Hamas » pour justifier « une guerre totale ». Mercier est aussi un fervent défenseur de « l’arnaque » que seraient à ses yeux le sida, le cancer, les virus et le réchauffement climatique.
Le lien entre antisémitisme et théories du complot autour de la COVID avait déjà été soulevé en 2020 et 2021, mais il était plus diffus. En revanche, les théories du complot autour de la COVID ont pu être plus facilement associées à la sphère de l’extrême droite : dans cette mouvance, la pandémie serait l’oeuvre d’une sorte de complot communiste (ou parfois, juif) pour contrôler le monde, sous le couvert du « Forum économique mondial », lequel serait engagé dans une « grande réinitialisation » (Great Reset) visant —tout dépendant à quel complotiste on parle— la « disparition des nations », l’abolition des libertés personnelles, ou la Troisième guerre mondiale. L’auteur britannique David Icke, qui a popularisé la théorie des extraterrestres reptiliens qui contrôlent la planète —et qui s’est recyclé en un complotiste antisémite— voit dans la tuerie du 7 octobre une entente entre Israël et le Hamas pour déclencher cette guerre mondiale.
Fausses vidéos et fausses photos
Pendant ce temps, les photos et les vidéos sorties de leur contexte abondent sur les réseaux sociaux: de nombreux sites de vérification des faits ont dû s’atteler à la tâche de démontrer que, par exemple, une vidéo vue au moins 38 000 fois sur TikTok et montrant soi-disant des parachutistes du Hamas au-dessus d’un terrain de sport juste avant l’attaque du 7 octobre, a en réalité été filmée en Égypte, en septembre. Ou que deux vidéos montrant soi-disant Vladimir Poutine avertissant les États-Unis de « rester loin » de Gaza, remontent à plusieurs mois, concernent la guerre en Ukraine —et quelqu’un leur a ajouté, en sous-titres, une traduction erronée en anglais.
Certaines de ces fabrications renvoient aux croyances des complotistes:
- par exemple, une vidéo vue 2 millions de fois sur Twitter (aujourd’hui appelé X) prétend montrer des hommes en uniformes de l’armée israélienne « en train de filmer des fausses images de morts sur la route ». Il s’agit en réalité d’un court métrage palestinien, Empty Place, diffusé en 2022;
- un faux document, vu au moins 400 000 fois sur X, suggère que le président américain Joe Biden aurait versé la semaine dernière une aide de 8 milliards$ à Israël; il s’agit d’une version « photoshoppée » d’un mémo annonçant une aide de 400 millions$ à l’Ukraine.
Twitter / X se retrouve d’ailleurs souvent sur la sellette ces derniers jours. Dans la matinée du 8 octobre, son propriétaire, Elon Musk, a recommandé deux comptes pour qui voudrait s’informer sur la guerre, qui se sont avéré être deux diffuseurs de fausses nouvelles. Musk a effacé son message trois heures plus tard, mais il a eu le temps d’être vu 11 millions de fois.
Comme le rappelle le journal britannique The Guardian le 11 octobre, la Russie est connue des experts pour avoir utilisé X pour diffuser de la désinformation, et les événements des derniers jours laissent croire « qu’elle semble avoir capitalisé sur le conflit israélo-palestinien ». Bien avant le conflit, de nombreux chercheurs, dont ceux de la Ligue antidiffamation, avaient observé sur X une montée des propos haineux et de la désinformation —entre autres sur la santé et le climat— depuis son acquisition par Musk. En réaction, en septembre, celui-ci menaçait de poursuivre la Ligue antidiffamation, l’accusant de… diffamation.
En décembre 2022, Musk avait mis à pied l’équipe qui était chargée de modérer le contenu et de traquer les propos haineux et le cyberharcèlement.
Mardi dernier, la Commission européenne a envoyé un avertissement à Elon Musk à propos de ces fausses nouvelles, mais surtout des vidéos du Hamas diffusées sans retenue sur sa plateforme. Il faut savoir qu’en vertu des nouvelles règles en Europe, les plateformes comme Facebook et X s’exposent à des pénalités si elles ne coopèrent pas avec les autorités lorsqu’elles font face à des avertissements relatifs aux contenus haineux.