La Casa de Papel est la série espagnole la plus regardée de tous les temps grâce à la plateforme Netflix, qui a mis en ligne l’oeuvre à l’échelle internationale après l’avoir rachetée d’Atresmedia. Le dernier épisode a été diffusé à l’automne 2021, quelques semaines après le début de la diffusion, par la même plateforme, de Squid Game, la série sud-coréenne qui est devenue la production la plus regardée sur le service. Ces succès ne sont pas une coïncidence, affirment des chercheurs.
« Ce n’est pas qu’une série est soudainement très populaire auprès des gens. C’est le résultat d’une stratégie méticuleuse impliquant des recommandations, du doublage, du marketing visant à faire réagir les gens, ainsi que le fait de présenter le contenu d’un si grand nombre de façons que vous ne finissez pas l’écouter. »
C’est là l’explication donnée par une chercheuse et membre du groupe GAME, Elena Neira, rattachée à l’Universitat Oberta de Catalunya (UOC), en Catalogne, et la coautrice d’un article scientifique publié dans El Profesional de la informacion qui s’intéresse à la stratégie « glocale » de Netflix.
Dit autrement, soutient-on, il s’agit de l’engagement de l’entreprise à produire et à offrir du contenu en une langue autre que l’anglais qui provient de l’extérieur des États-Unis. Selon cet article, les séries en d’autres langues que celle de Shakespeare représentaient 38 % des oeuvres ayant cumulé le plus d’heures de visionnement sur la plateforme, dans 50 pays, entre juin 2021 et décembre 2022.
L’étude, réalisée en collaboration avec les collègues de l’UOC Judith Clares Gavilan et Jordi Sanchez Navarro, s’articule autour des facteurs clés intégrés dans la délocalisation des productions de l’entreprise à un moment où, dans la foulée de la bulle pandémique, Netflix est la seule plateforme de diffusion de vidéos qui ne perd pas d’argent.
Selon Mme Neira, qui est spécialisée dans les nouveaux modèles de distribution de l’audiovisuel, la stratégie « glocale » (globale et locale, NDLR) de Netflix est une réponse au besoin d’aller chercher davantage de contenus rentables, puisque la production est bien plus abordable en Espagne ou en Corée du Sud, par exemple.
Cette stratégie vient aussi renforcer son image de marque. Au même moment, cela permet à l’entreprise de respecter la directive européenne exigeant que 30 % des catalogues provienne du Vieux Continent.
Les trois experts de l’UOC ont utilisé les données publiées par la compagnie sur les sites internet du Top 10 de Netflix et du Netflix TechBlog afin de comprendre comment tout ce contenu en « langue étrangère » est produit et diffusé.
Cette information n’est pas complète, mais selon Mme Neira, Netflix est la plateforme qui offre le plus d’informations, dans un environnement connu pour son manque de transparence. « Les plateformes sont sous pression croissante pour être davantage transparentes, puisqu’un manque de données mène à l’abus d’une position dominante », dit-elle.
Les chercheurs ont aussi rencontré des travailleurs chez Netflix, en plus d’utiliser d’autres sources d’informations spécialisées.
Beaucoup, beaucoup de données
Toujours selon les auteurs de l’article, Netflix a pu renforcer le succès de séries telles que La Casa de Papel et Squid Game en raison, principalement, de l’indexation des contenus et de la surveillance des préférences des utilisateurs.
« Netflix n’est pas une compagnie médiatique. C’est une compagnie technologique. Sa direction avait déjà commencé à stocker des informations et à apprendre certaines choses lorsqu’il s’agissait encore d’une compagnie de location de films sur DVD. Lorsque la plateforme de diffusion a été lancée en 2007, ils possédaient une grande quantité d’informations, et ils ont intégré tous ces aspects technologiques dans leur travail », a encore indiqué Mme Neira.
De façon plus spécifique, Netflix utilise sa capacité à gérer de grands volumes de données pour déterminer et classer avec succès tout le contenu qu’elle propose, ainsi que les goûts des utilisateurs. Il en résulte des recommandations visant à convaincre les internautes de regarder certains contenus, en fonction de pas moins de 80 000 microgenres « qui multiplient les points de contact des consommateurs avec le contenu », a expliqué la chercheuse.
« Si Netflix sait que vous n’aimez pas les drames à saveur politique, mais que vous aimez les femmes en position d’autorité, on peut vous recommander d’écouter House of Cards pour la deuxième raison », a-t-elle donné comme exemple.
De façon similaire, la plateforme peut recommander du contenu en langue autre que l’anglais pour diverses raisons, en fonction de leur historique de visionnement et de calculs algorithmiques, sans égard à l’endroit où ce contenu a été produit.
« C’est comme le fait de créer des portes tournantes, au sein desquelles chaque personne est mise en contact avec différents aspects du contenu. Et cela s’applique autant au contenu américain qu’au contenu produit ailleurs », a-t-elle conclu.
De plus, le succès de la stratégie glocale de Netflix est aussi attribuable à une série d’initiatives exécutées de façon très méticuleuse, autant à l’échelle planétaire que locale, afin d’accomplir des projets, de catégoriser des publics et d’encourager les gens à parler de ses contenus.
Forces et faiblesses
« La force de cette stratégie glocale est le fait qu’elle a fait disparaître les barrières qui existaient, au sein du marché, et qui compliquait fortement l’achat de produits étrangers », a encore mentionné Mme Neira, qui a évoqué le centre de production de Netflix à Madrid, en Espagne, qui est devenu le plus important centre du genre, pour l’entreprise, dans l’ensemble de l’Europe.
Cependant, la chercheuse soutient que le fait de travailler pour Netflix créer de l’incertitude en matière d’emploi, et que la durabilité de ce genre d’initiative est incertaine. « Les tournages sont effectués très rapidement. Nous produisons des heures et des heures de contenu à la durée de vie très courte. Les contenus ne vivent que très peu de temps, et cela est accompagné d’un impact économique, environnemental et personnel. »
Ce genre de production audiovisuelle et de consommation tend aussi à homogénéiser le contenu, et vient donc diminuer la personnalité de ce qui était autrefois appelé le cinéma européen. « Nous produisons bien des choses ici, en Espagne, mais ultimement, nous produisons du contenu distinctif qui n’est pas européen, au sens propre du terme », a indiqué Mme Neira.
Cette dernière a aussi mis de l’avant ce qui a été qualifié de conformisme culturel.
« Je dis toujours aux gens que lorsqu’ils décident de regarder quelque chose sur Netflix, ils ne devraient pas décider en regardant directement sur la plateforme, mais plutôt découvrir des choses d’abord, loin du service. »