Le genre et l’identité de genre semblent davantage être des sujets de l’actualité contemporaine, mais nos sociétés ont discuté de ces sujets depuis des siècles. Une nouvelle approche adoptée pour lire un texte narratif français de l’époque médiévale porte d’ailleurs à croire que l’identité de genre, il y a 600 ans, était tout aussi complexe qu’elle ne l’est aujourd’hui, selon un chercheur de l’Université Penn State.
« La diversité de genre n’est pas un nouveau concept », affirme Brooke Findley, professeure adjointe d’études françaises, féminines, du genre et de la sexualité, mais aussi autrice de l’étude. « L’idée voulant que le genre soit différent du sexe biologique, et que cela ne corresponde pas toujours à une représentation binaire, nous a accompagnés à travers notre histoire, dans différentes cultures et époques. Et le genre est différent en fonction de la période historique étudiée. Nous devons nous intéresser aux textes médiévaux en gardant en tête le fait que nos conceptions actuelles à propos du genre n’étaient pas nécessairement vraies, à l’époque. »
Dans le cadre de l’étude publiée dans Medieval Feminist Forum: A Journal of Gender and Sexuality, Mme Findley a examiné Coeur d’acier, un personnage d’un récit romantique français du 15e siècle intitulé Perceforest.
L’oeuvre utilise à la fois des pronoms masculins et féminins pour faire référence au personnage, et les difficultés que Coeur d’acier rencontre lorsqu’iel tente d’expliquer son genre aux autres personnages porte à croire qu’il serait complexe de classer cette personne dans un contexte binaire homme/femme.
La difficulté du personnage à définir son genre et le faire accepter par les autres ressemble aux défis rencontrés par la communauté LGBTQ+, de nos jours, explique Mme Findley.
« Particulièrement en ce moment, nous voyons l’adoption d’un grand nombre de projets de loi anti-trans aux États-Unis; je crois que nous voyons l’idée selon laquelle le fait d’être trans est quelque chose de nouveau, ou que c’est une tendance », a encore mentionnée la Pre Findley.
« En fait, les personnes trans et non binaires ont toujours existé. Leurs histoires sont partout, une fois que vous commencez à les chercher. »
Les spécialistes du Moyen-Âge utilisent le terme « romance » pour décrire une histoire séculière écrite en langue populaire et qui est destinée à la consommation de masse, a encore indiqué la Pre Findley.
Même si elle était écrite en français, probablement dans la région qui s’appelle aujourd’hui la Bourgogne, la romance Perceforest, qui s’étale sur six volumes, s’inspire des mythes celtes et se déroule en Angleterre pré-arthurienne.
Homme ou femme?
Dans la section de cette romance examinée par la chercheuse, Coeur d’acier est d’abord présentée comme une dame de la cour appelée Neronés, qui tombe en amour avec le Chevalier d’or. Mais les amants sont séparés lorsque Neronés est enlevée par son fiancé jaloux et physiquement agressée par sa soeur. Après avoir feint la mort pour échapper à la torture, Neronés subit une renaissance symbolique, teint sa peau d’une couleur plus sombre – ce qui, à l’époque, était considéré comme plus masculin – et adopte la personnalité de Coeur d’acier.
Ce personne devient éventuellement l’écuyer du Chevalier d’or, qui ne le reconnaît pas. Coeur d’acier, qui semble hésitant à l’idée de retrouver son identité de Neronés, peine à expliquer qui iel est à son ancien amant. Le couple rencontre éventuellement la reine des fées, qui force Coeur d’acier à recommencer à vivre sous les traits d’une femme.
La Pre Findley, qui a précédemment écrit à propos de Coeur d’acier en la présentant comme une femme qui se travestit, a rééxaminé le texte pour sa plus récente étude, sans tenir pour acquis que le personnage est une femme.
« C’est un bon exemple de la nécessité de faire fi des présomptions à propos du genre », a-t-elle mentionné. « J’ai pris pour acquis que ce personnage était une femme, mais maintenant, en examinant plus précisément le texte et ce qu’il nous dit, je crois que je me trompais. »
La spécialiste note d’ailleurs qu’après que le personnage est devenu Coeur d’acier, la romance utilise les pronoms il et elle pour faire référence au personnage, en utilisant parfois ces deux pronoms dans une même phrase.
« Le français est une langue très genrée », rappelle la Pre Findley. « Vous pouvez voir des marqueurs de genre partout, non seulement avec les pronoms, mais aussi dans des adjectifs et certaines formes de verbes. Lorsque vous examinez ce texte en particulier, vous constatez qu’il existe des mélanges particulièrement délibérés et systématiques des pronoms employés pour parler de Coeur d’acier. Cela est quelque chose que Perceforest ne fait pas pour aucun autre personnage, et c’est aussi quelque chose qui semble inhabituel dans d’autres textes de l’époque. »
« Lorsque Coeur d’acier est avec son amant, le Chevalier d’or, il y a en fait davantage de mélange de pronoms que dans d’autres scènes. Cela nous force à nous poser la question: jouons-nous avec la possibilité d’une relation avec une personne queer? », s’interroge la professeure.
Dans le même niveau de complexité, on retrouve les tentatives du personnage d’expliquer sa propre identité, a noté la spécialiste. Ce personnage tente d’abord de décrire cette identité au Chevalier d’or en utilisant une série de séquences narratives se déroulant dans un rêve, séquences au cours desquelles Coeur d’acier apparaît à la fois comme un homme et une femme.
Plus tard, lorsqu’interrogé(e) par la reine des fées à savoir s’iel est un homme ou une femme, Coeur d’acier refuse de répondre, mais demande plutôt à la reine « d’écouter son histoire » et raconte celle-ci sous la forme d’un long poème narratif sur fond musical.
Une identité complexe
« Ce que Coeur d’acier semble expliquer est que l’idée du genre est une histoire, pas une histoire simple, mais plutôt quelque chose de métaphorique et de complexe, et qui ne sera peut-être pas compréhensible par quiconque », soutient la Pre Findley. « La reine, de son côté, veut faire respecter les normes en matière de genre et impose une identité de genre à Coeur d’acier en la faisant s’habiller en femme. »
Peu de temps après cette obligation, la reine envoie le Chevalier d’or vers d’autres aventures, sans Coeur d’acier. « La romance nous force à nous demander ce que les amants ressentent à l’idée de forcer Coeur d’acier à adopter un genre, estime la Pre Findley. Même si la « norme » genrée est restaurée par la reine à la fin de l’histoire, l’implication est plutôt que cela n’est pas ce que Coeur d’acier ou le Chevalier auraient souhaité. Ce n’est pas une fin heureuse. »
La professeure juge enfin que « l’histoire nous démontre que les gens tentant de contrôler ou limiter la diversité de genre, ou qui ont peut par l’expression d’une identité de genre différente, ne sont pas uniques à notre époque. En étudiant les sources historiques sans présumer de quoi que ce soit, nous pouvons constater ce que les gens, par le passé, pensaient de la diversité de genre, et le fait que les genres ont toujours été plus complexes et plus étranges que ce que l’on nous a fait croire ».