La destruction à grande échelle, par les colons d’origine européenne, des bisons d’Amérique du Nord est une catastrophe environnementale bien connue. Près de 10 millions de ces bêtes vivaient aux États-Unis, en 1870, mais seulement 20 ans plus tard, il n’en restait plus que 20 ans. Une nouvelle étude lève aussi le voile sur l’impact économique, encore présent aujourd’hui, encaissé par les peuples autochtones.
Dans ces travaux publiés dans The Review of Economic Studies, les chercheurs rappellent que ce massacre a entraîné un avantage économique temporaire pour certains nouveaux colons, pour des chasseurs et pour des commerçants du Midwest américain, qui ont vendu les peaux et les os à des fins industrielles.
Mais chez les Autochtones, les conséquences ont été immenses, affirment les auteurs de l’étude, originaire de l’Université Emory, de l’Université de Toronto et de l’Université de Victoria.
Parmi l’un des exemples, on note la taille des peuples dont le mode de vie dépendait du bison. Puisque la taille, à l’âge adulte, est un indicateur de la richesse et de la santé, puisque cet aspect peut être affecté par la nutrition et la maladie, surtout au début de la période de développement d’une personne, les chercheurs ont pu établir un lien entre la quasi disparition de l’animal des plaines et une diminution d’environ trois centimètres, en moyenne, chez les populations qui dépendaient des bisons, le tout en une génération.
« Il s’agissait de certaines des personnes les plus grandes au monde, vers le milieu du 19e siècle », affirme Maggie Jones, coautrice de l’étude. « Mais après la quasi extinction du bison, la taille des gens nés à la suite du massacre a rapidement diminué. »
Toujours selon Mme Jones, cette diminution de la taille moyenne « est un fort recul, mais en raison de l’ampleur du choc économique, cela n’est pas vraiment surprenant ».
Des effets qui se poursuivent
En date du début du 20e siècle, indique l’étude, le taux de mortalité infantile chez les nations autochtones dépendant du bison était plus élevée par 16 points de pourcentage, et la probabilité qu’un homme adulte en âge de travailler occupe un emploi était 19 points de pourcentage sous la normale, comparativement aux nations autochtones qui ne dépendaient pas de l’animal.
En entre la deuxième moitié du 20e siècle et aujourd’hui, le revenu par habitant, chez ces peuples touchés, demeure environ 25 % sous la normale. Ce fossé persistant, écrivent les chercheurs, ne peut pas s’expliquer par des facteurs comme la productivité agricole, l’autodétermination ou l’application d’une loi de 1887, le Dawes Act, qui autorisait le morcellement des réserves en petites parcelles prévues pour la propriété individuelle.
Les chercheurs ont aussi constaté que l’accès limité au crédit fun l’un des facteurs qui a empêché l’ajustement économique des populations dépendantes du bison. « L’un des rôles des économistes consiste à fournir des preuves quantitatives vers lesquelles les gens peuvent se tourner afin de concevoir de meilleures politiques publiques », a rappelé Mme Jones.
« En fournissant des données qui permettent de dénombrer les disparités chez les gens dépendant du bison et les sources et l’évolution de celles-ci, nous espérons venir soutenir les efforts visant à améliorer la situation. »
Un impact laissé de côté
Les travaux de Mme Jones s’articulent autour des domaines de l’histoire, du travail et de l’éducation.
Selon la chercheuse et ses collègues, l’effet économique lié à la quasi disparition du bison est un aspect négligé de l’histoire; voilà pourquoi elle a voulu se pencher sur le sujet.
Pendant plus de 10 000 ans, le bison a servi de principale source de ressources pour plusieurs Autochtones dans la région des Grandes Plaines américaines, dans le Nord-Ouest et dans la région des Rocheuses. En plus de servir de source de nourriture, les animaux fournissaient des peaux pour les vêtements, pour les tentes et les couvertures, ainsi que des os pour fabriquer des outils ou d’autres objets.
Presque toutes les parties de l’animal étaient utilisées, y compris la cervelle pour obtenir de la graisse pour tanner les peaux, ainsi que l’estomac, qui servait à fabriquer des outres pour transporter de l’eau.
Les preuves obtenues portent à croire que ces sociétés dépendant du bison jouissaient de conditions de vie comparables, ou dans certains cas, meilleures que leurs contemporains européens.
Un déclin graduel du bison s’est entamé avec l’introduction du cheval et l’arrivée des Européens. Le massacre à grande échelle a toutefois débuté en 1870. Parmi les facteurs ayant favorisé la tuerie, on compte la complétion du chemin de fer transcontinental, l’amélioration des techniques de tannage en Europe qui ont rendu les peaux de bisons encore plus désirables, ainsi que des encouragements de l’armée américaine à éliminer les animaux pour contribuer à leurs efforts pour forcer les Autochtones à se rendre dans des réserves.
Dans certaines régions, le bison a été éliminé en un peu plus d’une décennie. Mme Jones et ses coauteurs décrivent le massacre comme l’une des plus importantes et les plus rapides pertes d’une industrie essentielle dans l’histoire de l’Amérique du Nord.
« Des siècles de capital humain ont été bâtis autour de l’utilisation du bison, et en 10 à 20 ans, cet appui économique est disparu », a commenté Mme Jones. « Et plusieurs canaux d’ajustement économique ont été coupés aux populations autochtones. »
Celles-ci ont ainsi été forcées de se déplacer vers des réserves pour y vivre, leurs mouvements ont été restreints et il ne leur a pas été permis de devenir des citoyens américains avant 1924, notent encore les auteurs des travaux.
Pour mesurer les effets persistants du déclin des bisons sur les résultats économiques, les chercheurs se sont appuyés sur plusieurs sources: le Bureau des Affaires indiennes, le recensement américain, ainsi que d’autres recensements, plus locaux.
Les données démontrent bel et bien que le revenu des nations qui dépendaient autrefois du bison est demeuré de 25 % inférieur à celui d’autres nations autochtones jusqu’en 2019.
Par contre, ces mêmes nations dépendant de cet animal des prairies nord-américaines ont connu un sort un peu plus enviable si elles se trouvaient près d’une banque lorsque le massacre a commencé.
« L’accès à une banque et au crédit semble avoir été un facteur important pour aider à contrer les impacts financiers générés par le déclin du bison », a encore mentionné Mme Jones. « Plusieurs communautés autochtones sont toujours situées dans des déserts bancaires. Cela vient compliquer l’ajustement à toute difficulté qui peut survenir. »
« Les bisons n’étaient pas seulement la clé de voûte de l’économie de certaines nations autochtones », a indiqué Mme Jones. « Ces animaux étaient aussi d’importants symboles culturels et spirituels. Vous vous attendriez à ce qu’il y ait un impact psychologique si ceux-ci disparaissaient. C’est là un aspect important de l’histoire que cette étude n’a pas eu l’occasion de mettre de l’avant. »