L’aspartame a fait parler de lui ce mois-ci lorsque le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) l’a classé comme « cancérigène possible ». C’est le même organisme qui avait classé en 2015 la charcuterie comme cancérigène « avéré » et la viande rouge comme cancérigène « probable ». Qu’est-ce qui cloche? Une confusion entre le danger et le risque, constate le Détecteur de rumeurs.
Une classification en grandes catégories
Le CIRC est une branche de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il est derrière une liste, la classification des agents cancérigènes, qui est établie par des groupes d’experts après évaluation du « degré » de cancérogénicité d’un « agent ». Ces « agents » peuvent aussi bien être des produits chimiques que des aliments, des facteurs comportementaux ou même des métiers — pompier ou coiffeur, par exemple, en vertu des produits auxquels ils sont exposés.
Depuis les années 1970, le CIRC a évalué 1044 de ces agents, et les classe en grandes catégories :
- Au niveau le plus élevé, le Groupe 1, sont présentés comme « cancérigènes avérés », des choses dont on est à peu près certain qu’ils peuvent provoquer le cancer, comme le tabagisme, l’amiante et l’alcool.
- Le niveau suivant, 2A ou « probablement cancérigène », signifie qu’on dispose de preuves solides, mais en moins grand nombre qu’au niveau 1
- Le niveau 2B, « peut-être cancérigène », concerne les agents dont la relation avec le cancer est moins certaine.
C’est dans cette dernière catégorie qu’a été rangé l’aspartame dans l’avis du CIRC publié le 14 juillet. Le comité d’experts justifie le niveau 2B par le fait que les preuves d’une association avec le cancer du foie sont « limitées », sur la base des études effectuées sur des humains et sur des rats au cours des dernières décennies.
Le comité conjoint de l’OMS et de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) a déclaré le 12 juillet, en prévision de la publication du rapport du CIRC, que les limites recommandées de consommation quotidienne d’aspartame ne seraient pas modifiée: ces limites sont de 40 grammes par kilo de poids, soit l’équivalent de 14 canettes de Coke diète pour une personne de 70 kilos.
On peut trouver l’aspartame dans des milliers de produits, incluant les boissons gazeuses. Il est souvent vanté comme une alternative au sucre et, pour cette raison, une façon de perdre du poids. Mais une revue de la littérature scientifique publiée en 2022 par l’OMS concluait à l’absence de preuves quant à la perte de poids.
Risque ou danger ?
Pour ce qui est du cancer, il est certain que cette classification du CIRC souffre d’une importante faiblesse. Elle s’appuie sur la force des preuves qui démontrent que l’agent « peut » provoquer le cancer : c’est ce qu’on appelle le danger. Mais ces preuves ne nous apprennent rien sur le niveau de probabilité d’un cancer, c’est-à-dire le risque. Or, en science, danger et risque sont deux choses bien différentes.
Autrement dit, la classification s’appuie sur la possibilité qu’un agent puisse provoquer le cancer et non sur le niveau de risque de voir ce cancer survenir.
À titre d’exemple, voici quelques-uns des items contenus dans les catégories 1 et 2A.
Catégorie 1 – Cancérigène avéré | Catégorie 2A – Cancérigène probable |
Boissons alcooliques | Coiffeurs, barbiers (exposition aux produits) |
Charcuterie | Friture |
Fumée de tabac | Glyphosate |
Fumée secondaire du tabac | Raffinage de pétrole |
Fumées de soudure | Viande rouge |
Plutonium | |
Poussière de cuir | |
Rayons UV |
Il en ressort que deux agents peuvent se retrouver dans la même catégorie:
- même si l’un provoque beaucoup plus de types de cancers que l’autre
- même si l’un affecte une plus grande partie de la population que l’autre.
Par exemple, le tabagisme actif comporte un risque beaucoup plus élevé de cancer du poumon que la fumée secondaire du tabac ou la pollution atmosphérique. Mais tous les trois sont classés dans le Groupe 1, parce qu’il est avéré qu’ils sont « cancérigènes pour l’homme ».
La viande rouge côtoie ainsi le DDT parmi les cancérigènes probables (catégorie 2A). Et le plutonium côtoie la viande transformée (les charcuteries, par exemple) dans les cancérigènes avérés (catégorie 1).
La comparaison entre deux agents du même groupe est donc à éviter.
Le langage utilisé peut aussi porter à confusion. La mention « probablement » cancérigène du groupe 2A signifie qu’il existe des preuves que les agents pourraient causer le cancer. Mais « probablement » n’est pas une certitude. De plus, le terme « probablement » évoque généralement un risque personnel, alors que la classification ne concerne pas les individus, mais les populations.
Deux conclusions contradictoires
C’est dans cette catégorie 2A que le CIRC avait classé le glyphosate en 2015. Il l’avait déclaré génotoxique (susceptible d’endommager l’ADN), en se basant sur des preuves de cancérogénicité chez l’homme et les animaux de laboratoire. Quelques mois plus tard, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) concluait pourtant, à l’inverse, que le glyphosate est peu susceptible de présenter un risque cancérigène pour l’homme.
Cette disparité entre les deux conclusions s’explique par l’approche différente dans la classification des produits chimiques. Le système de l’Union européenne évalue chaque substance chimique et chaque mélange de manière séparée, alors que le CIRC évalue les agents génériques, incluant des produits chimiques connexes, en incluant l’exposition professionnelle ou environnementale et les pratiques culturelles ou comportementales. En clair, le CIRC a étudié le glyphosate comme substance active ainsi que des formulations qui en contenaient, tandis que l’EFSA n’a considéré que le glyphosate.
Mentionnons enfin que le Groupe 2B ou « peut-être cancérigène » est encore plus difficile à cerner. Dans la pratique, cette catégorie a souvent été qualifiée de fourre-tout pour tous les facteurs de risque que le CIRC a pris en compte, et pour lesquels il n’a pu ni confirmer ni totalement écarter le statut de cancérigène.
Verdict
« Danger » et « risque » ne sont pas des synonymes, et la classification choisie par le CIRC peut entraîner une confusion. Bien qu’il soit évident qu’un produit qui figure dans la liste des produits cancérigènes est plus dangereux, le problème est de savoir à quel point il l’est.