Il est largement tenu pour acquis que l’économie socialiste de la Chine était grevée par un taux relativement élevé de pauvreté extrême, tandis que les réformes capitalistes des années 1980 et 1990 ont permis de progresser rapidement, la pauvreté extrême passant de 88 %, en 1981, à zéro, en 2018. Mais cette idée est remise en question par un projet de recherche mené par l’Institut de science environnementale et de technologie de l’Université autonome de Barcelone.
En collaboration avec l’Université Macquarie, en Australie, et l’Université de Maastrich, aux Pays-Bas, les chercheurs sont parvenus à la conclusion que les données utilisées pour présenter ces affirmations quant à la pauvreté extrême en Chine s’appuient sur la définition de la Banque mondiale, qui correspond à un revenu de moins de 1,90 $ par jour, selon l’année de référence 2011.
Les résultats des travaux sont publiés dans New Political Economy.
Ces travaux s’appuient sur le fait que la méthode de la Banque mondiale a fait l’objet de critiques importantes, ces dernières années, puisqu’elle ne tient pas compte du coût des besoins de base, qui varie selon le pays et l’année de référence.
Pour corriger cette situation, les chercheurs Jason Hickel, Dylan Sullivan et Michail Moatson ont examiné des données basées sur la proportion de la population chinoise qui est incapable de se payer un panier de denrées de base, données récemment publiées par l’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économiques.
Selon les chercheurs, entre 1981 et 1990, lorsque la plupart des systèmes d’approvisionnement socialistes chinois étaient toujours en place, environ 5,6 % de la population se trouvait dans une situation de pauvreté extrême, soit un taux de loin inférieur à celui d’économies capitalistes de taille et de revenu moyen comparable: en Inde, la proportion était de 51 %, affirme-t-on, alors qu’elle atteignait 36,5 % en Indonésie et 29,5 % au Brésil.
Cela s’explique, dit-on, par le fait que les systèmes de contrôle des prix et des subventions alimentaires et destinées au logement permettaient de diminuer les prix des services et produits de base, par rapport aux prix dans leur ensemble, et par rapport aux revenus de la classe moyenne.
Toujours au dire des auteurs des travaux, la performance relativement bonne de la Chine en matière de capacité de sa population à s’offrir les services et les biens de base, pendant la période socialiste, s’inscrit dans la continuité d’autres indicateurs sociaux, comme l’espérance de vie, le taux de mortalité découlant de la malnutrition et de mauvaises conditions d’hygiène, le nombre moyen d’années d’éducation, et l’accès à l’électricité.
Par ailleurs, les chercheurs ont constaté que la pauvreté extrême, en Chine, a augmenté durant les réformes capitalistes des années 1990, atteignant 68 % en 1995, lorsque la privatisation du système d’approvisionnement public a fait gonfler les prix des denrées et autres biens essentiels. Si l’accès à ce panier de base s’est amélioré au cours des années 2000, des estimations pour l’année 2018 portent à croire que le taux de pauvreté extrême demeure le même que celui qui prévalait durant les années 1980.
Selon le principal auteur de l’étude, Dylan Sullivan, « ces travaux de recherche ont des implications importantes pour les décideurs politiques et le secteur du développement économique. Nos conclusions portent à croire que les politiques socialistes en matière d’approvisionnement public, de subventions et de contrôle des prix peuvent être efficaces pour réduire ou prévenir la pauvreté extrême. Pendant ce temps, les politiques basées sur le libre marché et la privatisation peuvent contrevenir à la capacité des individus à répondre à leurs propres besoins de base ».
Les travaux laissent aussi entendre que la croissance économique rapide et l’amélioration des revenus globaux (sans ajustement pour l’inflation ou d’autres facteurs), aussi importants puissent-ils être dans plusieurs contextes, ne peuvent servir d’assise pour réduire la pauvreté extrême. L’expérience de la Chine durant les années 1990 porte à croire que la croissance économique pourrait se produire en parallèle de l’augmentation de la pauvreté, dans un contexte de privatisation.
Selon Jason Hickel, « lorsqu’il est question de réduire la pauvreté extrême dans les pays à faible revenu, l’amélioration de l’accès aux services publics et des garanties sociales est tout aussi importante que l’augmentation de la capacité de production ».
Les auteurs des travaux soulignent aussi le fait que, selon les données sur les coûts des denrées et services de base examinées, les gouvernements de la planète n’ont pas atteint le premier objectif de développement du millénaire des Nations unies, c’est-à-dire réduire de moitié la proportion de gens, dans le monde, qui vivaient dans une situation de pauvreté extrême, entre 1990 et 2015. Au dire M. Moatson, « cela représente un échec de la gouvernance économique mondiale et laisse entendre que de nouvelles politiques publiques sont nécessaires pour éradiquer la pauvreté extrême pour tous, partout ».