Il aura fallu dix-huit années de réflexion et de travail à Christian Robert de Massy pour réaliser Samedi, sa toute première bande dessinée, et étant donné la qualité de cet ouvrage hors norme en tout point, on souhaite qu’il lui faille moins de temps pour produire son deuxième album.
Il n’est pas évident de rendre justice à l’histoire de Samedi en rédigeant un synopsis de quelques lignes sans être réducteur. Le personnage principal, Alina, a complété ses études en médecine, et bien qu’elle connaisse intimement les rouages mécaniques du cœur, elle a beaucoup plus de difficultés à comprendre les sentiments que cet organe est censé abriter. Suite à une peine d’amour déchirante, la jeune femme prend désormais des médicaments dans l’espoir d’étouffer la douleur, ce qui l’a plongée dans une sorte de torpeur, et tout s’est progressivement émoussé en elle : le chagrin, mais aussi la capacité à ressentir, à s’étonner, ou à s’émerveiller. Un soir qu’elle reçoit une fille qui lui plaît à souper, elle est prise de panique quand son ex l’appelle, et elle demande brusquement à son invitée de partir. Renouant avec la solitude de son foyer, elle découvre une trappe dans son placard qui semble mener dans les entrailles mêmes de la Terre. Remplissant son sac de sandwiches, elle s’y engouffre, avant d’entamer un bien étrange périple.
Atypique autant dans son format que son contenu, l’album Samedi de Christian Robert de Massy ne ressemble à rien d’autre. À l’origine, la bande dessinée a été conçue comme une œuvre muette, et la magnifique prose d’Éric Pessan avec ses phrases finement ciselées a été ajoutée après-coup, un peu à la manière d’une bande-son. Il n’y a donc pas de phylactères dans les cases, et le texte s’affiche au-dessus ou au-dessous des images. Seules les pensées d’Alina rythment le périple, ce qui donne un aspect un peu méditatif à l’œuvre. Ce voyage initiatique, philosophique et métaphysique de plus de 200 pages à travers un labyrinthe souterrain nous laisse voir une sorte d’apocalypse intérieure, où l’esprit se révèle semblable à l’arrière-boutique chargée d’un brocanteur. On assiste à la métamorphose progressive de l’héroïne, pourchassée par les fantômes de son passé dans ce lieu hors du temps et hors du monde, peuplé par des chimères, ses anciens amants, ou son père, à qui elle n’a pas parlé depuis des années.
Imprimé dans un format inhabituel de 29 cm de long par 14 cm de haut, l’horizontalité accentuée de Samedi donne un aspect « widescreen » et très cinématographique aux planches, surtout lorsque les illustrations s’étalent sur une double page. Les dessins sont stylisés et dotés d’un trait souple, qui ne cerne jamais complètement les formes qu’il esquisse. Le dessinateur ne dédaigne pas un soupçon de surréalisme : tiroir rempli d’eau dans lequel des poissons nagent, cimetière d’objets symbolisant tout ce qu’Alina a enfoui en elle, ou gigantesque cœur figé au centre du labyrinthe. Au début, les planches en noir et blanc sont ponctuées de rares touches d’orange, de mauve, de bleu et de rouge, mais à mesure que l’intrigue progresse, la couleur prend le dessus, à l’image de la végétation proliférant de plus en plus dans ce lieu industriel et austère. L’album se termine avec deux postfaces très intéressantes, l’une signée par Roland Gori, professeur honoraire de psychopathologie à l’Université d’Aix-Marseille, et l’autre par Renaud Chavanne, auteur de plusieurs livres sur la composition de la bande dessinée.
Samedi est un album unique, dont le récit continue de nous hanter longtemps après l’avoir refermé. Cette œuvre d’une puissance exceptionnelle constitue un bel exemple de ce que peut accomplir la bande dessinée lorsqu’elle devient un terrain d’expérimentation, autant en termes de narration que de présentation visuelle.
Samedi, de Christian Robert de Massy et Éric Pessan. Publié aux éditions Moelle Graphik, 252 pages.
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