Scénarisé et illustré par le Québécois François Donatien, dont c’est la deuxième bande dessinée, Les inconvénients de la félicité relate les hauts et les bas d’une étudiante en littérature de vingt-cinq ans se sentant incomprise par ses contemporains.
La plupart du temps, les créateurs mettent en scène des héros qui leur ressemblent, ou du moins à qui ils voudraient ressembler. Il faut un talent d’écrivain indéniable pour utiliser une figure centrale foncièrement antipathique à laquelle il est difficile de s’attacher et réussir à livrer tout de même un récit que les lecteurs auront envie de lire jusqu’au bout, et c’est exactement ce que fait François Donatien avec son personnage d’Audrée Saint-Germain, l’héroïne de la bande dessinée Les inconvénients de la félicité.
Le ton est donné dès les premières pages de l’album, alors qu’Audrée Saint-Germain, une étudiante en littérature de vingt-cinq ans obsédée par les ménades et les naïades, est incapable de pleurer son oncle sur son lit de mort à l’hôpital mais fond en sanglots à la lecture d’un article relatant la destruction d’une œuvre d’art millénaire par les talibans. Snob, imbue d’elle-même et nostalgique de la belle époque des salons littéraires, la jeune femme incarne à la perfection le cliché de la poétesse prétentieuse qui s’imagine aux côtés des géants comme Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Breton, Prévert ou Queneau, mais ne possède pas un iota de leur talent littéraire.

Comme si toute cette vanité n’était pas suffisante, Audrée abuse sans cesse de ses amies, dont Maxim, demandant son aide pour faire le ménage de son nouveau condo pendant qu’elle va chez le coiffeur se refaire une beauté. Avec des déclarations comme : « J’aimerais composer un très long poème en prose. Ce serait une sorte de Chants de Maldoror pour le 21e siècle. J’y mêlerais mes préoccupations contemporaines, mon féminisme et mon désenchantement, ainsi que mon vécu de Montréalaise de 25 ans, mais j’y injecterais la fièvre de la dithyrambe grecque archaïque », on ne peut s’empêcher de rire devant autant de vacuité, camouflée derrière un vocabulaire recherché.
À travers cette femme que l’on prend plaisir à détester, Les inconvénients de la félicité brosse le portrait de la jeunesse montréalaise d’aujourd’hui, qui expose les moindres détails de sa vie sur Instagram ou Facebook pour se prouver qu’elle existe. L’album explore le refus de vivre comme ses parents, le choc entre la réalité et les idéaux parfois irréalistes des jeunes, ainsi que le besoin de reconnaissance. Il traite également de la difficile période des choix, alors que l’on finit par s’apercevoir qu’on n’a peut-être pas le talent nécessaire pour s’accomplir en tant qu’artiste même si, ironiquement, c’est quand elle touchera le fond du baril et sera forcée de retourner vivre chez ses parents que la poésie d’Audrée finira par exprimer quelque chose de signifiant.

Bien qu’ils soient sympathiques, les dessins en noir et blanc de François Donatien sont dépourvus de relief, et semblent posés à plat sur le papier. Ses personnages sont assez simples, mais ses décors un peu plus travaillés. Il croque d’ailleurs plusieurs lieux familiers de la métropole québécoise, dont l’Hôpital général de Montréal, Le Roi du Smoked Meat sur la Plaza S-Hubert, ou le bar Miss Villeray. Il s’amuse avec les marques de commerce, modifiant, tout en conservant le même lettrage, l’enseigne de Renaud-Bray (qui devient ici Raymond-Blais), ou celle du magasin Best Bye. Il insère des fleurs dans les phylactères des poèmes qu’Audrée récite, et permet de suivre son processus créatif et de démontrer à quel point les mots sont interchangeables dans ses textes en affichant les ratures des phrases qu’elle écrit.
Satire sur la naïveté de la jeunesse et les désillusions qu’elle provoque, Les inconvénients de la félicité propose un récit alternant entre drame et humour dont les personnages, plutôt que d’être idéalisés comme ils le sont souvent dans les œuvres de fiction, possèdent des défauts les rendant totalement humains.
Les inconvénients de la félicité, de François Donatien. Publié aux éditions Nouvelle adresse, 236 pages.
Un commentaire
Pingback: Critique Les inconvénients de la félicité - Patrick Robert